La Roue cherche fortune
Sur le marché bio de l’Isle-sur-la-Sorgue (84), l’étal de Carole Sanchez ne propose plus qu’un poulet déplumé au cou tordu. Emmitouflée dans son bonnet violet, elle vend la volaille qu’elle élève à quelques kilomètres de là. En cette fin de matinée ensoleillée, début janvier, elle est toute fière d’afficher la carte numéro 000 des commerçants acceptant la Roue : « J’ai déjà récolté environ 25 Roues depuis ce matin. » Autant d’argent qu’elle pourra dépenser chez un autre commerçant participant. Cette monnaie complémentaire (1) a vu le jour en novembre dernier, à l’initiative de l’association vauclusienne SEVE (Système d’échanges pour vitaliser l’économie). Avec l’ambition de dynamiser les échanges locaux et de favoriser les circuits courts. Sa particularité majeure est qu’elle est fondante, c’est-à-dire qu’elle perd de sa valeur : 2 % tous les six mois. Vivien Le Turcq, moustache grisonnante et Stetson noir sur la tête, à l’origine du projet, explique : « La Roue est faite pour circuler, pour contourner le système bancaire. On ne la thésaurise pas, et donc elle ne part pas en Chine ou sur le marché de la spéculation. »
Paysanne depuis une vingtaine d’années, Carole Sanchez travaillait auparavant dans le social à Marseille auprès de femmes en difficulté. Elle a tout de suite adhéré au projet, même si financièrement elle n’a rien de concret à y gagner : « C’est avant tout un geste citoyen, une question d’éthique. Je boycotte déjà personnellement le circuit bancaire, le paiement en carte bleue. Et puis la charte engage à vendre des produits de qualité, c’est en quelque sorte un label. Quand on voit ce qui se passe au niveau alimentaire, les habitudes de consommation… » Mais elle avoue bien volontiers que ses clients qui la paieront en Roue consomment déjà bio. Et si elle n’a rien à y gagner sur le plan financier, il en va de même des consommateurs. Alors comment les convaincre ? Une dame âgée à la recherche d’une demi-douzaine d’œufs passe à ce moment là : « Quoi ? Une monnaie complémentaire ? À quoi ça sert ? Oh vous savez, à mon âge, je me mélange déjà les pinceaux… alors ce n’est pas vraiment pour moi. »
« Les roues à eau symbolisent le mouvement »
Aujourd’hui, environ trente particuliers ont adopté la Roue, moyennant une adhésion de 15 euros à l’association SEVE. L’idée de son lancement a germé dans l’esprit de Vivien Le Turcq lors des rencontres interSEL (2) de Carpentras à l’été 2010. En rencontrant d’autres promoteurs de monnaies complémentaires – comme Philippe Derudder avec l’Abeille dans le Lot-et-Garonne – ce comptable pour différentes associations et propriétaire d’un cabinet d’énergétique chinoise, une forme d’acupuncture, décide de se lancer. « 95 à 97 % de la monnaie s’échange à travers des flux financiers, des ordinateurs… Où est l’économie réelle dans tout cela ? Les monnaies complémentaires peuvent être un rempart en cas de crise économique en privilégiant les échanges locaux. » Pourquoi la Roue ? « Parce que c’est l’anagramme d’euro, parce que les roues à eau font parties du paysage du Vaucluse et qu’elles symbolisent le mouvement. »
Mais trois mois après son lancement, et en pleine crise financière, il est visiblement difficile pour les porteurs du projet de faire prendre la mayonnaise. « La Roue ne se base que sur une petite équipe de bénévoles qui ont tous une activité professionnelle. On ne dispose pas de la même force de frappe que la Sol-violette de Toulouse par exemple, où le projet est tenu à bout de bras par la municipalité… », regrette Vivien Le Turcq. Jusqu’à présent, seuls deux commerçants ont adhéré : Carole Sanchez et la Biocoop de Cavaillon. Des débuts difficiles pour une monnaie complémentaire dont l’ambition à terme est de voyager au-delà du Vaucluse et, pourquoi pas, devenir régionale. « On a du mal à communiquer autour de la Roue par manque de temps. On essuie des refus de la part des acteurs économiques qui craignent que cette monnaie ne circule pas assez, reconnaît Vivien Le Turcq. On débute d’abord par notre réseau naturel mais ce n’est qu’une première étape, on a commencé à travailler avec les associations de commerçants et on attend également un peu de soutien de la part des collectivités locales. »
Les inquiétudes des commerçants se confirment chez Isabelle Imperotari, propriétaire d’une boutique d’objets cadeaux dans le centre-ville de l’Isle-sur-la-Sorgue. Son échoppe accueillera gracieusement l’un des bureaux de change où les particuliers pourront troquer des euros contre des Roues. Mais de là à intégrer le système, elle hésite encore : « Le projet m’interpelle, je fais personnellement partie d’une Amap (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne, ndlr) et je vois bien l’intérêt de consommer autrement, local. Mais mes fournisseurs sont essentiellement étrangers, les produits chinois… Et je ne peux pas les payer en Roues. Donc je ne sais pas si c’est possible que tout cela s’articule. » À quoi répond tout de go Vivien Le Turcq : « Tu utilises bien des ressources locales : ton loyer, tes salaires… Une partie de tout cela est payable en Roues. »
Un peu plus loin dans les allées du marché, un jeune homme attend ses derniers clients avant de remballer. Originaire de Saint-Saturnin-lès-Apt, Benoît Cavard vend du comté venu tout droit du Jura. Il met quelques minutes à saisir le fonctionnement d’une monnaie complémentaire et après avoir fait part de son intérêt, il demande : « Je fais aussi de la photographie… Ce serait possible de vendre mes photos contre des Roues ? » Vivien Le Turcq acquiesce. Car même si les circuits courts et la dynamisation de l’économie locale en milieu rural s’apparente souvent à l’agriculture, la Roue a pour vocation d’emmener dans son sillage toutes sortes d’acteurs : associations, centres sociaux, artistes, établissements culturels… Bref aucun sectarisme, la porte est grande ouverte. Reste à donner envie d’en passer le seuil.
Clément Chassot