La recette de la vraie-fausse concertation
Prenez une bétonnière. Si l’achat vous semble trop onéreux, n’hésitez pas à la louer (mais c’est un investissement qui s’amortit rapidement). Si vous êtes adepte d’une cuisine itinérante, optez pour un camion-toupie qui vous permettra de bétonner là où il vous plaira.
Trouvez un terrain. Qu’importe sa qualité : terre agricole, ancien site industriel, friche, terrain vague… S’il est trop pollué, à part des hangars, rien ne pourra pousser. S’il y a encore des occupants, faites jouer votre droit de préemption ou, mieux, laissez pourrir. S’il appartient à l’un de vos proches, profitez-en pour en tirer mutuellement quelques avantages. Réservez.
Dressez sur la table un plan. Un beau plan. Il doit être suffisamment incompréhensible pour forcer l’admiration du novice et suffisamment creux pour que l’urbaniste y trace à grands traits la « ville de demain », l’éco-quartier le plus vert ou l’habitat le plus « durable ».
Trouvez parmi vos amis quelque architecte adepte de maquettes, tant virtuelles que réelles et demandez-lui de prendre sur son temps de repos pour ciseler, en polystyrène et en couleur, quelques tours futuristes, quelques maisons à panneau solaire, quelques parcs de jeux. Sans oublier, surtout, des petites boules vertes (des balles de ping-pong feront parfaitement l’affaire) piquées sur des cure-dents qui représenteront les arbres qui ne manqueront pas d’entourer les maquettes. S’il a des enfants, l’architecte pourra leur emprunter quelques petites voitures et autres bonhommes en plastique qui mettront un peu de vie dans cet univers de plastique. Mais attention, pas trop de voitures. Ça fait mauvais genre.
Avant même de soumettre le projet à l’assemblée décisionnaire que vous présidez (en ayant pris soin de vous entourer de quelques collaborateurs qui sont « du métier »), trouvez des entrepreneurs qui, par le plus grand des hasards, sauront parfaitement correspondre aux appels d’offre que la loi vous obligera, pour la forme, à mettre en œuvre. Les faire suer, en prenant soin d’arroser copieusement, afin qu’ils rendent leur jus. Réservez.
Une fois votre projet ficelé, vos entrepreneurs trouvés, mixez le tout dans votre bétonnière. Et ajoutez-y avec précaution l’ingrédient le plus fragile : les habitants. Attention : incorporés trop tôt et sans précaution, ils risquent de donner un goût un peu trop âcre à l’ensemble, un goût qui couvrira tout le reste, au risque d’affadir votre recette. Les habitants sont à mi-chemin entre la grenouille et le homard. Il faut à la fois les ébouillanter pour les neutraliser et, dans le même temps, faire monter petit à petit la température afin qu’ils ne s’en rendent pas compte…
Pour les attendrir, sollicitez la presse (pas n’importe laquelle, celle qui n’a pas les moyens d’enquêter) pour mettre en avant les vertus écologiques, économiques, sociales, urbaines, circulatoires de votre projet. Incorporez à ce moment votre architecte, avec ses plans, ses maquettes. Mettez le paquet sur la com’. Plaquettes de présentation sur papier glacé, diapositives au kilo, visites virtuelles en 3D, animations de quartier, visites de chantier, site internet… N’hésitez pas à trouver dans votre opposition un membre que vous installerez à un poste au titre suffisamment ronflant pour qu’il soit flatté et suffisamment creux pour qu’il ne soit pas décisionnaire. Laisser mijoter.
Surveillez de temps en temps et n’hésitez pas à goûter. Si le goût acre de certains habitants commence à se faire sentir, n’hésitez pas à arroser et, si cela ne suffit pas, écumez en couvrant le goût avec celui insipide d’associations aux ordres, d’urbanistes de complaisance, d’architectes en mal de reconnaissance… Noyez le poisson et ne relâchez pas la pression. Il va bientôt être temps de saisir l’ensemble à feu vif.
C’est maintenant qu’il faut le coup de main. Comme avec un soufflet, ne laissez pas retomber l’ensemble. Saisir à feu vif. La concertation ne doit durer qu’un bref instant. Arrosez abondamment les habitants de réunions, de plaquettes d’information, de diapositives, de sondages, d’opération com’ dans la presse, de sigles incompréhensibles. Qu’ils s’expriment maintenant ou se taisent à jamais ! En parallèle, lancez appels d’offre et séances confidentielles des instances décisionnaires. Les habitants ne sauront où donner de la tête et, avant même qu’ils ne comprennent, c’est cuit !
Si certains veulent mettre leur grain de sel ou, pire, la main à la pâte, dissuadez-les. Si leurs plaintes sortent de la bétonnière et trouvent le chemin du palais de justice, laissez-les s’épuiser. Les recours ne sont que rarement suspensifs. Peut-être leur donnera-t-on raison d’ici quelques années, peut-être que votre plat était trop épicé, votre gratin un peu trop réchauffé, votre choucroute de béton bien trop lourde ? Qu’importe ! La table est dressée, le plat est servi. Et ceux qui n’ont pas d’appétit ou n’apprécient pas votre cuisine n’ont qu’à aller manger ailleurs. N’était-ce pas le but, d’ailleurs ?
Sébastien Boistel