Là où y’a le Grec, on se sent bien !
13h35
Après avoir croisé les fourrures hérissées, les petits pulls sur les épaules et les cheveux bien soyeux des habitués de la rue Davso, traversé la rue Saint-Ferréol et sa population plus mixée, gravi un tas de sable de deux mètres, dégagé une mère et son bébé d’un trou géant, arraché un rail faisant office de barrière et s’être battue avec un tractopelle dans la rue de Rome en plein travaux, l’apprentie journaliste du Ravi grimpe la rue Moustier, essoufflée. Mais la colonne d’Homère s’offre enfin à elle telle une oasis.
13h39
Aucune plaque n’indique le nom de la place. Le smartphone géolocalise un point au carrefour de la rue de l’Arc, de la rue d’Aubagne et de la rue Moustier.
13h42
Des bancs trônent sur la place. Ils sont en bois repeints d’un bleu OM – mais en plus beau – ponctué d’étoiles jaunes rappelant le drapeau européen. Ils quadrillent un espace végétal. « Bancs, bacs à fleurs, place repeinte de toutes les couleurs… Tout ça a été fait par les habitants eux-mêmes », explique Patrick Desbouiges, ancien président du Mille-Pattes [ndlr : association qui a servi pendant des années de centre social (inexistant à Noailles) pour les jeunes du quartier. Mais qui par manque de moyens a dû fermer ses portes en octobre dernier]. Pour lui qui a vu évoluer le quartier « au gré de ses politiques », et qui ne veut pas le voir mourir, il est important que les habitants se réapproprient les espaces publics afin qu’ils soient à leur image : « un collectif d’habitants aura toujours une meilleure réponse à apporter qu’un homme politique », note-t-il. C’était il y a un an et demi et depuis chacun arrose à tour de rôle, nettoie ou repeint.
13h50
Assis sur cette place, on se sent bien ici. Chacun a tenté de se la réapproprier et, du coup, elle semble appartenir à tous.
13h55
Dans ce quartier, différentes communautés se côtoient, le haut de Noailles où se situe la place Homère abrite de nombreux Capverdiens. Deux d’entre eux viennent s’asseoir sur le banc. Notre apprentie journaliste tente une approche : « Salut les garçons, elle s’appelle comment cette place ? ». La question surprend : « Ben, c’est le rendez-vous rue d’Aubagne, là où y’a Homère, le Grec ! ». Pour certains, cette place est un simple lieu de retrouvailles qu’ils ne nomment pas forcément « place Homère », mais plutôt « là où il y a le Grec ».
14h02
Un jeune homme en tenue de sport et tee-shirt moulant arrive, il semble avoir rendez-vous avec l’appareil de musculation accroché au mur et qui a la forme de deux coudes molletonnés. Il s’installe sur la machine et parvient à soulever son corps à la seule force de ses bras. Quels muscles ! « C’est le Dips », nous précisent les deux Capverdiens en désignant l’appareil. Sa séance terminée, il joue à faire rebondir une cannette sur le mur comme si c’était une balle. L’apprentie journaliste aurait bien fait une partie plutôt que de se geler sur le banc mais elle doit malheureusement poursuivre son reportage, de peur que la journaliste du Ravi qui la chaperonne ne la surprenne. Oubliés les muscles du beau jeune homme, concentration maximale sur le reste…
14h22
La place n’est pas très grande mais la couleur est partout : des devantures orange, rose et bleue des magasins à l’ocre marseillais en passant par la façade bariolée du Mille-pattes. Même la boite aux lettres de la poste semble d’un jaune plus étincelant que toutes les autres boites aux lettres de France !
14h50
Collages et tags en tous genres ornent le mur qui borne la place : là un coquelicot géant qui rigole, ici un lapin qui joue à cache-cache… Et sur chaque poteau coloré, on ressent le caractère de chaque peintre : rêveur bariolé ou maniaque perfectionniste. Des créatures semblent se détacher du mélange de couleurs… Sur l’un, on est même sûr de distinguer un dinosaure, oui oui un dinosaure ! L’apprentie journaliste assure ne pas avoir touché au joint que ses colocataires de bancs lui ont proposé de partager !
15h24
Ils sont désormais sept hommes assis sur la place, bancs, rambarde, pas de porte ou poteau, tout fait office de sièges. Ils fument et semblent méditer. Il y a des plantes partout ici. Pointant du doigt celles situées au milieu de la place, l’apprentie journaliste demande à un jeune homme de quoi il s’agit : « Ben, c’est des plantes ! », lui répond-il étonné de la question. « Mais il n’y en a pas beaucoup en ce moment, si tu viens au printemps t’en verras plus », précise-t-il. Mais que viennent chercher ces garçons sur cette place ? « Ben, on se retrouve, on rigole, on boit un truc, on s’échange des plans de boulot, et on rentre chez nous », conclut l’un d’entre eux.
15h30
Deux touristes s’arrêtent pour prendre quelques photos. Une vieille dame appelle son mari en arabe, il la rejoint et ils s’en vont. Des hommes en costumes trois pièces avec attaché-cases et blocs note se dirigent vers la rue de l’Arc. Ils dénotent un peu dans le paysage… Ils montrent du doigt le linge qui pend aux fenêtres. L’un d’eux prend des notes. Le quartier est en pleine rénovation, ils doivent être là pour ça.
15h43
Du haut d’un immeuble, un maillot de l’OM s’échappe d’un étendoir à linge et semble tomber au ralenti comme une mouette en gravitation. Mais il n’achève pas sa course et se pose en équilibre sur la terrasse du premier étage. Un garçon d’une dizaine d’années vient avec un balai pour le décoincer, ceux qui sont assis vont à sa rescousse et finissent par l’attraper.
16h02
La boutique de Vélo en ville ouvre ses portes, une bicyclette jaune arrive. Un homme ouvre une trappe avec une clé et remplit deux seaux d’eau qui serviront à arroser les plantes.
16h30
Les pré-ados de tout à l’heure sont rentrés chez eux. Depuis leur balcon, Ils font des signes à notre apprentie journaliste et lui demandent son « 06 » ! Et cette dernière de rétorquer : « Vous êtes trop jeunes pour moi les enfants, et en plus on ne dit plus « 06 » mais « 07 » maintenant ! » Têtus, ils décident alors de l’impressionner en sautant d’un toit à un autre. « Ok, je vous donne mon 06 si vous descendez de là ! », cède notre apprentie journaliste qui, venue pour un reportage, ne veut pas repartir avec un mort sur la conscience. Le soleil d’hiver commence à tomber. On se sent bien ici, mais il commence à faire froid. Il est presque l’heure de partir…
16h59
Là où y’a Homère le Grec, il y a les Phocéens, les Marseillais, les voisins rêveurs, les petits dragueurs, les plantes et les couleurs. On y parle mille langues, on s’échange des bons plans boulot, on y boit une bière sur fond de musique. La place appartient à tous parce qu’elle est à l’image de tous. Cette place était morte il y a deux ans, elle est devenue un lieu de vie au cœur de Noailles.
17h
En quittant les lieux, on distingue sur le mur quelques mots en attaché surmontés d’un soleil. Il est écrit « La place de tes rêves ». Ce nom lui va si bien…
Charlotte Delrieu