La mémoire collective sous une chape de béton ?
Un micro, une enceinte. Des étendards, accrochés aux balustrades entourant la place Joseph Etienne. De la détermination. Au vu des ressources dont disposent les défenseurs du site de la Corderie, dans le 7ème arrondissement de Marseille, leur combat contre Vinci a tout du choc du pot de terre contre le pot de béton. Mercredi 6 septembre au soir, ils étaient encore plus d’une centaine à se réunir, rassemblés au pied de la fontaine occupant le centre de la place. Sur le terrain voisin, camouflé par d’épaisses barrières, se trouve l’enjeu de leur lutte : une carrière antique, dont était extrait aux VIème et Vème siècles avant notre ère un calcaire utilisé par les Grecs dans la construction de Massalia. Les vestiges ont été mis au jour en octobre 2016, lors de fouilles menées par l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap). Cette exploration précédait la mise en chantier de la zone, vendue par la municipalité à Vinci en 2013. Le promoteur compte y installer un immeuble de 109 appartements, équipé d’un parking souterrain.
Au grand dam des habitants du quartier. La mobilisation s’est organisée autour du Comité d’Intérêts de Quartier Saint-Victor/Corderie/Tellène, appuyé par le collectif Laisse Béton et l’association CAS 7ème. Le collectif Marseille en Commun est également de la partie. Leur combat dépasse rapidement la sphère locale pour atteindre une résonance nationale. Deux pétitions, lancées sur internet, rassemblent en tout plus de 15 000 signatures. Une lettre ouverte, rédigée à l’initiative du porte-parole écologiste de Marseille en commun, Sébastien Barles, et signée par de nombreuses figures politiques, artistiques et scientifiques locales, a été publiée dans de nombreux médias. Au point d’attirer l’attention de la ministre de la culture, qui a reçu fin juillet une délégation de riverains menée par le député marseillais Jean-Luc Mélenchon. La réunion a débouché sur des concessions accordées par Françoise Nyssen : 635 m² sur 4 200 seront classés au patrimoine historique, et une servitude de passage permettant d’accéder aux vestiges depuis le boulevard de la Corderie sera aménagée. Une victoire en forme de trompe-l’œil pour le CIQ, dont des membres fustigent aujourd’hui l’intervention du leader de la France insoumise.
Enfumage complet « Je ne dis pas merci à Monsieur Mélenchon, parce qu’il m’a fait perdre 3 500 m². Quand on ne connaît pas Marseille, ses habitants, son histoire, on ne se mêle de rien ! », s’exclame la présidente, Joëlle Gilles, le micro dans une main, une béquille dans l’autre. « Il ne connaissait pas la situation », abonde en aparté Guy Coja, le secrétaire du CIQ. Pourtant, les riverains, les signataires et les Insoumis marseillais, Mélenchon inclus lors d’un rassemblement à la Corderie durant l’université d’été nationale des Insoumis, partagent le même objectif : ils réclament la préservation de l’intégralité du site. « La parcelle retenue est orientée sur un axe Est-Ouest, ce qui signifie qu’elle ne serait même pas visible du boulevard de la Corderie », souligne Georges Aillaud, président de l’association du Comité du vieux Marseille. Est également mise en doute la possibilité pour les Marseillais de visiter les vestiges tout au long de l’année, les allées et venues étant susceptibles de gêner les futurs habitants de l’immeuble.
La mobilisation s’étant poursuivie avec la même intensité, ses principaux animateurs ont finalement obtenu une réunion à la préfecture, le 31 août, lors de laquelle ils espéraient pouvoir mettre en avant leurs arguments et revendications. De cette rencontre, qui rassemblait des représentants de la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC), de l’Inrap, de la mairie, de l’État et de Vinci, les opposants en sont ressortis désabusés. « Un enfumage complet, résume Coja. Cela ressemblait davantage à une simple réunion d’information qu’à une négociation. » Pour finir, les autorités locales se sont déchargées sur la ministre : c’est à elle que revient la décision finale. Laquelle est tombée ce lundi 4 septembre, et tient en deux mots : status quo. « Les services de l’Etat n’ont pas relevé de nouveaux éléments permettant de modifier la décision annoncée en juillet, indique la ministre dans un communiqué. Les 635 m² identifiés comme présentant un intérêt archéologique sont bien protégés. »
Préserver l’unité du site Une vision que conteste par exemple Michel Bats, archéologue et directeur de recherche honoraire au CNRS, dans une interview publiée par La Marseillaise le 24 août : « Il faut appréhender ce site dans son unité. On ne peut pas le découper en morceaux en disant qu’il y a des endroits sans intérêt. » Les opposants au projet immobilier contestent également l’argumentaire ministériel. « La ministre décide de classer 635 m², ce qui correspond exactement à la surface dont Vinci n’avait pas besoin pour son immeuble !, lance au micro Benoît Payan, le 6 septembre, président du groupe socialiste au conseil municipal, dont le costume sans cravate contraste avec les tenues décontractées des riverains. Nous avons la chance de découvrir une carrière antique en centre-ville, toutes les villes du monde nous envieraient cela ! »
Malgré cette décision, qui ouvre la voie au début des travaux, les opposants ne baissent pas les bras. Au pied de la fontaine, les prises de paroles se succèdent, en même temps que les propositions d’action. Blocage du carrefour voisin, grande manifestation sur La Canebière, distribution de tracts dans les files de visiteurs lors des Journées du patrimoine : autant de pistes évoquées pour la poursuite du mouvement. Les membres du CIQ sont d’ores et déjà décidés à bloquer l’accès de la zone aux engins de chantier « en se positionnant sur le trottoir devant l’entrée, sans occuper le terrain, pour éviter d’être expulsés ». Ceux-ci cherchent aussi à obtenir gain de cause sur le terrain judiciaire, une procédure ayant été lancée pour obtenir l’annulation du permis de construire. La démarche s’appuie sur la révélation, par le journal La Provence, de forages effectués dès 2002 sur le site. Ces opérations, menées par Vinci avec l’autorisation de la mairie, avaient déjà détecté la présence d’une carrière enfouie. La mairie, ayant été alertée de ces découvertes, n’avait pas jugé bon d’avertir la DRAC. De plus, alors que la municipalité déclarait avoir été contactée par Vinci en 2005 en vue de la cession du terrain, ces informations viennent sérieusement remettre en cause la version officielle.
Clientélisme immobilier En toile de fond se dessine la problématique de la préservation du patrimoine à Marseille, ainsi que de l’influence locale des promoteurs immobiliers. « Il faut aller au-delà du 7ème, cette lutte concerne toute la ville », clame devant la foule, le 7 septembre, Christian Pellicani, conseiller municipal PCF. Pendant que d’autres interviennent, l’élu communiste distribue des affiches marquées du slogan : « 26 siècles de patrimoine : Marseille n’est pas à vendre ! »
Philippe Pujol, auteur de La Fabrique du monstre, prend la parole. « Il y a une situation avérée de clientélisme immobilier (procédé par lequel un élu s’assure l’allégeance d’une personne ou d’une entreprise par l’octroi de faveurs, ndlr), explique le journaliste marseillais lauréat du prix Albert Londres, balayant la foule d’un regard acéré. Il y a beaucoup de logements vacants, mais la construction est privilégiée car elle rapporte davantage d’argent. En même temps, les promoteurs bénéficient d’un cahier des charges peu exigeant, ce qui engendre des nouveaux bâtiments de mauvaise qualité. » Pour Pellicani, le projet immobilier de la Corderie est symptomatique de la politique de la municipalité : « c’est un procédé de gentrification, qui vise à exclure certaines populations par le prix. » En effet, les prix des futurs appartements, déjà réservables sur le site internet de Vinci, varient de 173 000 à 800 000€.
La mairie est également pointée du doigt pour son apparent désintérêt envers la préservation du patrimoine marseillais. Interrogé en juin lors d’une conférence de presse au sujet des découvertes de la Corderie, Jean-Claude Gaudin avait répondu : « Je suis toujours surpris qu’on trouve le tibia de César partout ! Pour les élus que nous sommes dès qu’on annonce des fouilles archéologiques, ça veut dire qu’il faut stopper, ça ralentit les projets que nous avons. » Autrement dit : priorité à la construction. « On a beaucoup détruit dans cette ville, souligne Michel Bats, toujours dans son entretien à La Marseillaise. En dehors du Jardin des vestiges, on n’a aucune antiquité à voir et à montrer. » Les propos de l’actuel maire de Marseille rappellent ceux de son prédécesseur, Gaston Defferre, en 1967. Après la découverte du port antique sur les lieux du futur Centre-Bourse, celui-ci avait déclaré : « Ce n’est pas parce qu’on a trouvé quatre pierres qu’il faut arrêter un grand chantier ! » Il avait fallu l’intervention d’André Malraux, ministre des Affaires culturelles de l’époque, pour interrompre le chantier. Cinquante ans après, le piège de béton semble s’être refermé de tous les côtés.
Sébastien Grob Article rédigé pour le www.leravi.org mis en ligne le 07/09/2017
Le dessin de Yakana illustrant cet article a initialement été publié dans la rubrique « le clin d’oeil du Ravi » sur www.marsactu.fr