« J’espère que le rire finira par triompher ! »
Alors que le FN rêve de nous encaserner en fermant les portes de Paca à double-tour, le Ravi ouvre en grand ses fenêtres à la presse pas pareille méditerranéenne ! Entretien avec Mustapha Benfodil, écrivain, poète, journaliste, humaniste.
Écrivain, poète, dramaturge, journaliste, citoyen engagé : Mustapha Benfodil est de ceux qui se battent avec la plume pour défendre ses idéaux dans les co-lonnes d’El Watan, le principal journal francophone algérien. Cet ancien reporter de guerre en Irak est aussi à l’origine de « Barakat », mouvement citoyen s’opposant à un quatrième mandat de Bouteflika.
En résidence à Marseille pour une semaine à l’invitation de l’association Peuple et Culture, Mustapha Benfodil sera présent ce jeudi 10 décembre au Gyptis (136 rue Loubon, 13003), à 19H30, pour la projection-débat en avant-première nationale du film-documentaire Contre-pouvoirs de Malek Bensmaïl qui s’est intéressé à la vie de la rédaction d’El Watan.
En présence de Malek Bensmaïl, le réalisateur, et de la rédaction du Ravi, on y parlera « presse pas pareille ». En Algérie le film n’a pas obtenu de visa d’exploitation… Venez nombreux !
La France est encore sous le choc des attentats de Paris et sous le coup de l’état d’urgence. Comment percevez-vous ces évènements en tant que journaliste et écrivain algérien ? J’ai ressenti une très grande émotion. Il s’agit d’un grand traumatisme qui fait partie d’une séquence que l’on est en train de vivre depuis les attentats du 11 septembre, comme une sorte de 3ème guerre mondiale numérisée qui se joue en plusieurs épisodes et qui est caractérisée par un radicalisme religieux à l’échelle planétaire dont j’ai personnellement vécu les prémices en Irak en 2003 en tant que reporter pour le journal Liberté. J’y suis reparti juste après la capture de Saddam Hussein, le 15 décembre 2003, et déjà dans ce laps de temps, moins d’un an après le début de l’occupation, j’ai pu constater que le pays était morcelé, livré à Al Qaida qui avait déjà étendu son emprise sur une partie du pays.
Comment analysez-vous ce radicalisme ? Depuis les attentats de 2001, on assiste à un mouvement se réclamant d’idéologie religieuse dont on peut facilement mettre à nu des ressorts tels que l’occupation des territoires et l’asservissement des masses au nom de l’Islam. Pour séduire les jeunes, Daech va vendre le récit d’un néo-califat bâti sur l’idée qui serait un néo-mouvement anti-impérialiste soi-disant destiné à rétablir une injustice au profit des populations opprimées par un Occident mécréant et colonisateur.
En réalité, on se rend vite compte que les premières victimes sont les musulmans. Finalement l’idée d’un califat voulant rétablir l’âge d’or de l’Islam ne tient pas. Il y a derrière ça des enjeux de territoires, d’argent et de pétrole. L’Algérie a vécu cela du temps des Groupes islamiques armés (GIA) puis d’Al Qaida au Maghreb islamique (AQMI), avec des jeunes qui s’enrôlaient en ayant une connaissance très sommaire du message de l’Islam. Ce sont des personnes passant peu de temps dans l’apprentissage du savoir religieux, ils sont plutôt impatients de rallier les commandos de la mort dans lesquels ils obtiennent une forme de pouvoir de vie ou de mort sur autrui.
Les extrémistes islamistes sont-ils les puristes qu’ils prétendent-être ? Ce sont des gens assoiffés d’argent qui pratiquent le racket à grande échelle et le viol massif des filles qu’ils peuvent prendre lors de leurs razzias. Ils sont donc bien plus intéressés par les choses d’ici-bas que par leur supposé idéal de vertu, je n’y vois aucune pratique fondée sur une quelconque morale. Ces mouvements mortifères essaient de donner à ses partisans une sorte d’ascendant sur les gens ou de venger une situation sociale dans laquelle ils ne sont pas heureux. Mais l’argument social n’explique pas tout : énormément de personnes sont défavorisées mais très peu versent dans le terrorisme de masse.
On est finalement face à des combattants qui servent une cause ne tenant pas la route et qui sont à mille lieues des mouvements d’extrême gauche anarchistes des années 90 puisqu’il n’y a même pas un minimum de substrat politique. Il y a toujours eu de la méfiance, en Algérie, vis-à-vis des pays du Golfe comme l’Arabie Saoudite et le Qatar pour ne citer qu’eux. J’ignore de quelle manière ces Etats sont utilisés, je n’ai pas d’informations sûres, mais il y a objectivement une convergence d’intérêts dans le but d’avoir une mainmise sur la région. La conjoncture actuelle leur sert puisqu’on assiste, depuis la chute du Mur de Berlin, à ce que certains appellent « la fin des grands récits » c’est-à-dire des grandes idéologies, celles de gauche notamment.
J’ai 47 ans et j’ai le souvenir que dans ma jeunesse, les gens étaient plus exaltés par la gauche, qu’elle soit révolutionnaire ou simple gauche, et ses questions sociales. Depuis les années 90, on est face à l’émergence d’un islamisme radical religieux qui a poussé sur les décombres de la gauche tout en se nourrissant des dérives néolibérales telles que la crise financière qui leur permet de prêcher un monde exalté vengeant les plus pauvres.
Le monstre étatique de Daech est l’une des conséquences de l’intervention américaine en Irak. La réponse française aux attentats, très guerrière, risque-t-elle de nourrir à nouveau ce monstre ? La solution guerrière ne suffit pas. En cassant les structures traditionnelles et sociales à l’œuvre dans un pays, cela fait objectivement le jeu des radicaux et de Daech en particulier. Lorsque les mécanismes et les ressorts sont cassés, il devient difficile de reconstituer le tissu social qui représente un rempart durable et permanent aux idéologies extrémistes. L’Irak en est le parfait exemple : le paradigme de Bush était de frapper l’Irak à la tête en détruisant l’Etat dans sa forme Saddam Hussein. On a vu qu’après avoir détruit le ciment qui maintenait tant bien que mal la mosaïque ethnique qu’est l’Irak durant une quarantaine d’années, il a été très difficile de retrouver une formule permettant aux communautés de cohabiter paisiblement. Finalement, le basculement dans la guerre civile a été très rapide et ce sont malheureusement les islamistes qui ont tiré leur épingle du jeu.
Cela risque de se reproduire en Syrie et, même si je n’ai pas de sympathie particulière pour Bachar Al-Assad, la raison, dans une logique de « moindre mal », recommande de composer avec l’Etat syrien malgré ses dérives plutôt que de tout casser en laissant le terrain libre aux extrémistes. Ce n’est qu’une analyse mais je me félicite d’ailleurs que les responsables politiques français se soient rangés à l’idée qu’il faut composer avec le régime syrien en faisant en sorte que l’armée syrienne prenne le relais sur le terrain. Les bombardements provoquent beaucoup de dommages collatéraux et, même en avançant l’idée romantique d’une guerre propre s’appuyant sur des frappes chirurgicales, la tumeur n’est finalement jamais éradiquée. Pour résoudre l’équation entre l’offensive guerrière et le travail à long terme, nous devons faire confiance à la société syrienne qui dispose de suffisamment de cadres et d’organisation, pour prendre elle-même en charge ce travail de long terme.
Quel parallèle pouvez-vous faire entre les années noires de l’Algérie et l’état d’urgence en France ? Quelle réponse a été apportée face à une démocratie confrontée au terrorisme islamiste ? Réduire les libertés fondamentales au nom de la lutte contre le terrorisme est-il productif ? L’équation entre liberté et sécurité est difficile à résoudre. C’est un enseignement que l’on a pu tirer du cas de l’Algérie, la question de la liberté et la question des droits de l’Homme est cruciale. Il faut savoir raison gardée, ne pas mettre tout le monde dans le même sac et ne pas stigmatiser. Si l’on s’en prend à des innocents, que certains sont victimes d’humiliations ou subissent une forme de rejet, les plus vulnérables d’entre eux peuvent basculer dans l’extrémisme. C’est ce qui s’est produit en Algérie avec les sympathisants de la cause islamiste qui, à force d’être montrés du doigt, ont pris le maquis et sont devenus plus violents que ceux qu’on connaissait déjà tout en gonflant les rangs du GIA. Dans un second temps, on est allés vers une solution politique, en prônant le dialogue avec les plus modérés et la situation a commencé à s’améliorer. On ne vit pas dans le monde des Bisounours, il est vrai qu’il faut un minimum d’offensive sécuritaire mais le tout-sécuritaire n’a jamais fonctionné. Il faut toujours trouver des relais pour garder le contact avec ces milieux là afin d’essayer de ramener le maximum de gens, surtout les plus vulnérables, vers la société.
Le Front national profite du contexte pour se renforcer sur le chemin de la conquête du pouvoir en surfant notamment sur une réaction xénophobe et en pointant du doigt les musulmans de France présentés comme des suspects potentiels. Quel est votre regard sur les succès électoraux de l’extrême droite française depuis l’Algérie ? On a toujours assisté dans des situations pareilles à une exacerbation des populismes avec d’un côté un islamo-populisme qui, prospérant, conquiert des espaces d’un côté de la Méditerranée et de l’autre, l’exacerbation des populismes d’extrême droite comme on l’a vu en Autriche, aux Pays-Bas, en France ou en Italie. Il y a de fortes chances que Marine Le Pen continue à surfer sur cette vague en profitant de cette confusion pour amener les gens vers son camp mais je pense qu’il y a suffisamment de générosité et d’intelligence dans le peuple français pour ne pas tomber dans l’amalgame. Même en termes de sécurité, la solution n’est pas Le Pen parce qu’elle pourrait provoquer la réaction inverse à long terme, c’est à dire un repli identitaire des minorités dont une partie pourrait être tentée par la radicalisation. En ce moment en France, aux Etats-Unis ou ailleurs, les gens ont besoin d’un discours rassembleur et non pas d’un discours accentuant les divisions.
Qui est Mustapha Benfodil ? Un écrivain journaliste ? Un journaliste écrivain ? Je suis comme tout le monde dans une quête où l’on essaie juste de trouver les instruments pour comprendre. Lorsqu’on est dans des métiers comme ceux-là, on triture le sens. Que ce soit comme écrivain, comme dramaturge, comme plasticien ou bien sûr comme journaliste, on est au plus près du réel et on a cette chance de pouvoir le transcender, le sublimer ou de le subvertir. Nous sommes des chanceux parce que quelque soit l’ampleur de la catastrophe, nous avons encore cette capacité à retrouver un peu de place sur notre disque dur pour la poésie, à défaut de la raison. Le journalisme m’apporte la part de réel qui me manque, c’est à dire la lucidité, être au plus près de la société et des gens qui souffrent mais j’essaie aussi de trouver une façon de reconstruire le monde avec ma boîte à outils poétique, pas forcément pour l’enjoliver mais peut-être que juste en recomposant les fragments de ce réel éclaté et explosé, on donne à ceux qui nous font l’honneur de nous lire ou de nous écouter, des raisons d’espérer.
Vous considérez-vous comme un journaliste-militant ou comme un militant-journaliste ? L’objectivité est simple pour moi, il faut juste que le lecteur, ou le public, sache qu’il y existe un point de vue de la caméra ainsi que le positionnement de celle-ci. Je prends quelques précautions de base, je n’écris par exemple pas en politique mais uniquement sur des questions sociales et sociétales. Et puis j’ouvre les guillemets : je travaille toujours avec un dictaphone puisque pour moi, c’est la parole des autres qui compte. Non seulement le monologue n’intéresse personne mais en plus, ce n’est pas très beau pour quelqu’un se disant journaliste. En ce moment, par exemple, j’effectue un travail de balayage de tous les bidonvilles d’Alger, sur la vie post-bidonville et sur les graffitis, ces coups de gueule des gens sur les murs d’Alger que je photographie et avec lesquels j’essaie de construire des récits auxquels les gens pourraient s’identifier. Pour moi l’objectivité est toute bête, c’est donner la parole aux gens qui souffrent même si, par rapport au pouvoir politique, je me réserve toujours le droit, en temps que citoyen et non journaliste, de dire merde à qui de droit.
Dans Contre-pouvoirs, le film de Malek Bensmail, les journalistes d’El Watan assument devant la caméra leurs partis pris. Vous-même, vous êtes journaliste mais avez aussi été membre du « mouvement Barakat » durant cette campagne électorale. Vous revendiquez une posture d’engagement ? En Algérie, le pouvoir a franchi toutes les limites du ridicule. On n’a jamais vu dans l’histoire politique de l’humanité une campagne électorale simplement faite avec un poster. Il y a eu des meetings où le 1er ministre, qui était un peu son aide de camp, ramenait le portrait du président en faisant croire que, par le Saint-Esprit, Bouteflika avait une espèce de baguette magique lui permettant de gouverner le pays depuis sa tombe. Alfred Jarry à côté, c’est du pipi de chat ! Je me suis dit « merde, même si vous vous acceptez cette situation et bien moi ça ne m’engage pas » et j’ai donc décidé d’aller symboliquement rendre mes papiers à la présidence de la République, l’équivalent de votre Elysée, pour dire « ce mec là ne me gouverne pas, je ne le reconnais pas ». Et, il se trouve qu’à la dernière minute, plein de personnes partageaient le même état d’esprit que moi, c’est pour cela que l’on a fondé le « mouvement Barakat » qui signifie « ça suffit ».
Certains me disaient « toi tu es journaliste, tu n’as pas le droit ». J’ai été très clair avec eux : « avec tous les réseaux sociaux, avec toute cette mise en scène permanente de l’information, même ma fille de 5 ans devine votre opinion politique ! » Les gens s’expriment tout le temps, il y a tout le temps transgression de cette connerie que l’on appelle « l’obligation de réserve », comme si moi j’étais commis de l’Etat. On connaît les opinions de tout le monde : on sait quel journaliste roule pour qui, qui a touché combien et après cela, juste parce que toi tu as l’honnêteté de te mettre sur la place publique pour dire « moi je suis citoyen, je ne veux pas de cet affront », on nous fait un procès en sorcellerie.
J’ai donc très vite pris mes précautions : je ne travaillais pas dans la presse durant les périodes où je travaillais pour Barakat, je ne signais pas de papier et je n’écrivais pas sur le président donc méthodologiquement et déontologiquement parlant c’était correct. Mais je ne vais pas baisser mon froc plus que ça. S’il faut me faire passer devant un tribunal, il n’y a aucun problème sauf que les mouvements éthiques doivent concerner tous les segments de la société, pas seulement la presse. À un moment, on trouvait toujours les mêmes boucs émissaires, c’était toujours les journalistes qui ne faisaient pas leur travail mais tous les gens cautionnant cette mascarade, sont-ils professionnels ?
On assiste tous les jours à des magistrats qui sont téléguidés, qui émettent de très graves accusations par téléphone et personne ne va dire que les magistrats sont malhonnêtes, qu’ils ne font pas leur travail mais si vous êtes journaliste, vous êtes vu comme un vendu, un coup au service de l’oligarchie, un coup accusé d’être un poltron. J’en ai eu marre de tout ça donc je suis descendu dans la rue pour dire « basta » et advienne que pourra.
L’indépendance de la presse en Algérie, c’est compliqué ? Structurellement c’est du pipo. Dire que l’on est indépendant oui mais montre-moi tes comptes, montre-moi chez qui tu écris, qui te donne de la pub ? Es-tu subventionné ? Mais premièrement, depuis 1995, El Watan ne touche pas un sou de la publicité institutionnelle. Deuxièmement El Watan à la base, ce sont 19 journalistes et non des hommes d’affaires ou des généraux derrière le journal. Depuis les années 90, ils n’avaient pas le droit aux subventions de l’Etat, qu’elles soient directes ou indirectes, et ils n’avaient aucune publicité institutionnelle alors que cette dernière est pratiquement la grosse caisse noire alimentant tous les journaux algériens. Et de trois, El Watan a réinvesti une partie de ses bénéfices afin de se payer une rotative. Il imprime donc à son propre compte mais malgré tout cela, l’État tente toujours d’actionner tous les leviers possibles et imaginables pour l’étouffer financièrement. Au début du 4ème mandat de Bouteflika qu’El Watan ne soutenait, instruction a été donnée par le ministre de la communication et les pontes du pouvoir à des annonceurs privés, dont Renault Algérie, de ne pas donner de la publicité à El Watan.
À l’intérieur du journal nous sommes les patrons, personne ne vient me dire ce que je dois faire ou non et même du temps où j’étais dans le mouvement Barakat, j’avais toujours le soutien de mon rédacteur chef et de mon staff éditorial. Il y a donc une réelle indépendance. Peut-être que les gens pourraient nous reprocher de ne pas faire suffisamment d’investigation mais l’investigation c’est l’accès aux sources et le régime a tout fait pour terroriser les cadres à quelque niveau qu’il soit.
Dans le film, on peut voir l’opposition entre deux journalistes, l’un marxiste prônant la séparation de l’Etat et de la religion et l’autre opposé à cette idée. Mais tous deux militent pour une ouverture démocratique. De tels débats sont-ils productifs au sein d’une rédaction ? Cette séquence recoupe et résume les questions précédentes de sécurité, de liberté ainsi que celle sur la stigmatisation du FN. El Watan a cette diversité d’opinions, c’est ce qui fait sa marque de fabrique. Vous pouvez avoir quelqu’un de conservateur, religieux, qui pense que Dieu détient le pouvoir, et quelqu’un complètement à l’opposé. Ces deux personnes peuvent cohabiter dans le journal puisqu’ils obéissent tous deux à la même charte : ils défendent la démocratie, les droits de l’Homme et la liberté. Ce modèle est extrêmement difficile à reproduire dans les autres sphères sociales. On se trouve là dans un microcosme et on ne va pas se mentir, on ne retrouve pas cela ailleurs, c’est presque idyllique. Malheureusement il est très difficile de reproduire cela à tous les échelons de la société mais c’est ce qui est souhaitable, l’idéal ce serait que des gens qui pensent différemment puissent boire un coup autour d’une table, puissent s’engueuler sans avoir à s’entre-tuer parce qu’ils ne pensent pas la même chose. Cela fait vraiment partie de l’identité du journal, on a toujours eu des engueulades, ce qui ne nous empêche pas de prendre un pot ensemble. Après tout le monde ne remplit pas son pot de la même façon : certains vont mettre de la bière, d’autres du thé !
Presque un an après les attentats de Charlie Hebdo, est-ce que pour vous dessin de presse, liberté et indépendance de la presse sont liés ? Oui, complètement. Pour la petite histoire, j’ai eu l’honneur de participer à une conférence aux côtés de Wolinski, à Alger, organisée par l’Institut Français dont le thème était précisément « peut-on rire de tout ? ». Moi je suis à la fois très timide, très replié sur moi-même et solitaire mais en même temps, je peux avoir comme tous les timides les blagues les plus salaces et les trucs les plus tordus. Je me suis donc fendu d’un texte rempli de blasphèmes, de gros mots, d’horreurs monumentales : c’était un cocktail Molotov et une partie avait bruyamment quitté la salle alors que d’autres roulaient sous la table. Si vous m’aviez posé la question il y a une dizaine d’années, je vous aurais déjà dit être un radical supporteur de la liberté d’expression.
Après, je trouve qu’en s’en tenant aux faits, je suis enclin à me ranger du côté de Weber qui parle d’ « éthique de responsabilité » ou d’ « éthique de conviction ». Vous pouvez avoir la conviction que vous voulez mais c’est une question de dosage sur le plan de la responsabilité : je fais une caricature de Mahomet qui provoque 100 morts, est-ce que cela vaut le coup ou pas ? Cela va amener des détraqués mentaux qui ne se donneront pas la peine de vous poser la question « dans quel esprit vous avez fait ça ? », ils vont prendre des otages et tuer des personnes. Je suis attaché à la liberté d’expression puisque je suis très attaché à la liberté humaine, je suis allé jusqu’à écrire un roman dans lequel il y avait un prophète post-mahométan et une fois à Arte, dans l’émission Metropolis, on m’avait demandé « comment avez-vous pu sortir un tel livre en Algérie ? », j’ai répondu qu’heureusement, les Algériens ne lisent pas, ce qui m’avait un petit peu sauvé la vie.
Par rapport à cette éthique de responsabilité, c’est une affaire de dosage. Déjà les dessinateurs sont toujours mis en demeure de faire dans la finesse et maintenant je ne t’en parle pas ! Cela devient un exercice extrêmement compliqué. Je ne leur retirerai jamais ma solidarité et ce en toute circonstance, c’est à dire même à ceux qui dérapent ou provoquent des débâcles. Je resterai toujours un fervent supporteur de la liberté d’expression et ai bien sûr une très forte pensée pour tous nos amis de Charlie Hebdo, pour vous, pour tous les dessinateurs. Ce n’est pas facile tous les jours mais j’espère que le rire finira par triompher, c’est en tout cas ce que je souhaite et que la tristesse nous fiche la paix, que la paix veille sur vous, la France.
Propos recueillis par Michel Gairaud et Corentin Mançois