En attendant l’armée…
« Ça ne sert à rien d’envoyer un car de CRS pour arrêter les dealers. Il n’y a que l’armée qui puisse intervenir. » Dans les quartiers nord de Marseille, les propos de la socialiste Samia Ghali, maire de secteur et sénatrice, résonnent encore. Karima Berriche, du centre social l’Agora, et Mohammed Bensaada, de l’association « Quartiers nord, quartiers forts », les ont en travers de la gorge : « Quand un élu en appelle à l’armée, c’est qu’il est démissionnaire. Et puis, à quoi servirait l’armée ? On a déjà la Bac ! »
Les turpitudes de la Bac nord ont presque éclipsé ce coup de com’ qui, face au cri d’une élue suite à un règlement de compte, vit une « task force » interministérielle débarquer sur Marseille. Mais le renouvellement de la hiérarchie policière n’a pas pour l’instant empêché la presse de continuer à décrire la cité phocéenne comme une petite « Chicago ». Pour le sociologue Laurent Mucchielli (1), « depuis le 17ème siècle, la Provence est décrite comme une terre bénie des dieux mais habitée par des brutes. Certes, en Paca, une région très pauvre, marquée par des inégalités et des flux touristiques importants, la délinquance reste forte. Mais en deçà de l’Île-de-France. Quant aux règlements de compte, c’est tout sauf une nouveauté. »
Confirmation du procureur de Marseille Jacques Dallest : « Depuis 2008, on compte une quarantaine de victimes par an. Ce qui nous place en tête. Mais en deçà de la Corse. » Commentaire laconique d’un habitant des quartiers nord : « Le jeune qui s’est fait tuer avant que Samia Ghali n’en appelle à l’armée a été abattu de trente balles ! Sa copine, à côté, s’en est tirée presque indemne. C’est du travail de pro, parfaitement ciblé. Je sais donc qu’ici, je ne risque rien. » Un point de vue marginal ? Pas tant que ça. Car si Zara, de Saint-Barthélémy, reconnaît que « l’utilisation d’armes de guerre, c’est nouveau », Benaziza, elle, a « plus peur des policiers que des dealers. Alors qu’il partait au travail, sans se présenter, ils ont sauté sur mon fils, l’ont plaqué contre le mur et lui ont arraché son sac pour le fouiller. Il a cru que c’était des voleurs ! »
Effectifs ? Le compte n’y est pas.
Or, pour Karima Berriche, « ce que les gens veulent, ici, c’est être traités comme tout le monde ». Et, s’il est logique, dixit Laurent Mucchielli, « que Marseille bénéficie de zones de sécurité prioritaires, dans ces quartiers, ce que les gens réclament, c’est d’avoir la même police qu’ailleurs. Une police de proximité, qui patrouille à pied, tous les jours et qui ne se contente pas de faire des rondes en véhicule ou du saute-dessus. »
Las, déplore Thierry Huguet, de la CGT Police, « ce n’est plus possible. En patrouille, à deux, vous ne pouvez laisser votre véhicule au pied des immeubles pour grimper dans les étages. » Alors, malgré l’arrivée de près de 200 policiers, « tous volontaires pour venir ici », rappelle Alphonse Giovannini, d’Unité Police, pour lui, « le compte n’y est pas. Il nous manque encore au moins 200 fonctionnaires. D’ailleurs, pour le week-end d’ouverture de Marseille Provence 2013, pas un policier ne pourra poser de jour de repos ! »
Problème d’effectifs. Mais pas seulement. Comme le déplore Lionel Vidal, lui aussi d’Unité Police, « on a supprimé la police dans les quartiers et on a multiplié les services spécialisés. C’est comme si vous n’aviez plus que des spécialistes et plus de généralistes ! » En ligne de mire, également, la politique du chiffre. « En Bac, il faut faire 28 interpellations par mois. Quand vous n’avez pas votre quota, il ne reste qu’une solution : arrêter n’importe qui », résume Marc La Mola, un autre flic marseillais (2).
Insécurité économique, sociale et sanitaire
Des dérives qui, dans une ville marquée par le clientélisme et les affaires, expliquent en partie celles de la Bac nord. Mais, comme le disent certains, « on a laissé faire. L’unité qui fait le plus de « crânes », elle est intouchable ». D’autres veulent y voir « de la police à l’ancienne. Même si le boulot d’une Bac, c’est de faire du flag’ et pas de l’investigation, pour avoir des infos, faut avoir quelque chose à monnayer… » Sauf que les résultats (ou plutôt leur absence) sont là. Alors que d’après Marc La Mola, « la police de proximité, ça devrait être un pléonasme », aujourd’hui, le mot est presque « tabou » chez les bleus. Et la rupture avec la population consommée. « Qu’on en appelle à l’armée, ça ne m’a pas choqué, lâche un agent. Les gens ne croient plus en nous. »
Sourire de Mohammed Bensaada : « Pourquoi la question des trafics et des quartiers est gérée ainsi ? Parce que d’une certaine manière, le consensus satisfait tout le monde. On a acheté la paix sociale. » D’ailleurs, note Marc La Mola, « quand la police réussit à démanteler un réseau, comme me l’a dit un bailleur, pendant plusieurs mois, les loyers ont du mal à rentrer… » De fait, souligne la responsable de l’Agora, « ici, l’insécurité, elle est avant tout économique, sociale et sanitaire ». Sur les 100 territoires les plus pauvres de France, « 25 sont à Marseille », note le conseiller régional communiste Jean-Marc Coppola. Ce qui fait dire à Pierre Dominique, de la CGT Police : « Dans ces quartiers que l’on a laissés se ghettoïser, ce qu’il faut, avant tout, s’est remettre les services publics au cœur des cités. » En mettant le paquet, pour Marc La Mola, « sur l’école et la santé ».
A Marseille, depuis vingt ans, est menée une expérience unique en France avec « l’unité de prévention urbaine » : une dizaine de policiers qui, bien que parfois perçus par leurs pairs comme « des assistantes sociales », dixit le chercheur Serge Supersac, sont souvent « les seuls à pouvoir pénétrer en pleine crise dans certaines cités. Et ce, sans être armés. » Une preuve supplémentaire, pour cet ancien policier, de l’inutilité de l’armée : « L’armée, c’est fait pour détruire et occuper. La police, pour résoudre. Mieux vaut un extincteur à portée de main qu’une caserne à plusieurs kilomètres. »
En outre, comme le prône le chercheur Michel Kokoreff (ainsi qu’un certain nombre, à mots couverts, de policiers marseillais), l’urgence, c’est peut-être aussi de « dépénaliser voire de légaliser le cannabis. Ça permettra à la police de se concentrer sur l’essentiel ». Commentaire gêné de Jacques Dallest : « Je ne fais qu’appliquer la loi de la République. Mais, comme toute législation, elle peut évoluer. » En attendant, le CIQ (Comité d’intérêt de quartier) du Merlan vient de créer une cellule des « voisins vigilants » (3). Et des habitants des Aygalades de virer eux-mêmes un camp de Roms. Manu militari. Commentaire amer à l’Agora : « Fermer la porte au nez du dernier arrivé, n’est-ce pas le plus beau signe d’intégration ? »
Sébastien Boistel
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