Égypte : French tech contre droits humains
« Nous vivons dans une prison à ciel ouvert, mais ça reste une prison », se désole Ahmed (1), journaliste et bloggeur égyptien. En mars dernier, le président Abdel Fattah Al-Sissi a été réélu sans surprise avec 97 % des voix. Pour fêter ça, il a promulgué pendant l’été une série de lois liberticides, concernant la presse, les médias et la « lutte contre la cybercriminalité ». Plus de 500 sites d’information et d’ONG trop critiques envers le gouvernement sont inaccessibles. Accusés de diffuser de « fausses nouvelles » ou « d’inciter à violer la loi ». Et les comptes d’utilisateurs des réseaux sociaux ayant plus de 5000 abonnés seront étroitement surveillés.
C’est le cas d’Ahmed qui ne se fait plus d’illusion sur la liberté d’expression dans son pays. « On sait que l’on est surveillé, et le gouvernement n’hésite pas à nous menacer directement », explique-t-il. Toute personne qui accédera « délibérément ou par erreur » à un site ou un compte bloqué – dont les sites VPN qui permettent de masquer les adresses IP – se verra infliger jusqu’à deux ans de prison et des amendes de 2500 à 5000 euros. Quant aux opérateurs internet, ils devront conserver les données de leurs clients pendant 180 jours et les remettre aux autorités si demandé (2).
Répression made in France
« Ces lois qui servent simplement à légaliser le blocage des sites et la surveillance de masse violent la constitution égyptienne, mais aussi les accords bilatéraux avec l’Union européenne signés dans le cadre du respect des droits humains et de l’État de droit », précise Leslie Piquemal, chargée du plaidoyer du Cairo Institute for Human rights studies (CIHRS) auprès de l’Union européenne.
L’Allemagne qui y signe de gros contrats avec Siemens, l’Italie qui place ses billes dans le gaz, les finances et le bâtiment, ou encore la France qui arme les troupes de Sissi n’hésitent pas à fermer les yeux sur le non respect de l’Égypte envers les libertés individuelles. Fin 2017, lors de la venue de Sissi à Paris, Macron a déclaré ne pas avoir de « leçon à donner » à son homologue.
Difficile effectivement pour la France de faire la morale à Sissi quand on lui fournit non seulement des rafales mais surtout depuis 2014 une technologie de pointe en matière de surveillance des télécommunications permettant d’espionner tout un peuple (3)… Cette même technologie qui a permis à Kadhafi de traquer et de torturer ses opposants de 2007 à 2011. À l’époque, la société Amesys, basée à Aix-en-Provence (13) et Sophia Antipolis (06) vend à la Libye le logiciel Eagle qui permet à l’échelle d’un pays d’analyser des flux de données en temps réel. Suite aux témoignages d’activistes, la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) et la Ligue des droits de l’homme(LDH) déposent plainte en 2011 pour « complicité d’actes de torture en Libye ». Une enquête a été confiée depuis au pôle du TGI de Paris chargé des crimes contre l’humanité. Depuis le 30 mai dernier, Amesys est placée sous le statut de témoin assisté. « L’état de l’instruction aurait totalement justifié que l’entreprise soit mise en examen […] On peut qualifier ça de frilosité », se désole Clémence Bectarte, avocate du FIDH.
Puis, Amesys devient Nexa Technologies (3), installée à Boulogne-Billancourt, et Ames, exfiltrée vers Dubaï. Eagle est « remplacé » par sa version évoluée Cerebro qui a des capacités d’interception sur les réseaux IP et mobiles. En 2014, le logiciel est vendu à l’Égypte. Le coût de l’opération est estimé à 10 millions d’euros. « En toute impunité alors qu’ils sont sous le coup d’une enquête », souligne Michel Tubiana, avocat et président d’honneur de la LDH.
Que justice soit faite
Suite à l’affaire libyenne, ce type de technologies dites « duales » – dont l’usage civil peut être détourné au mépris des droits humains – aurait dû être mieux encadré par la commission interministérielle des « biens à double usage » qui décide de donner son aval ou pas à l’export. Mais selon le rapport de la FIDH, cette commission n’aurait pas jugé Cerebro comme une technologie duale.
Une nouvelle plainte est alors déposée par la FIDH et la LDH, en novembre dernier, contre Nexa Technologies. « Mais la difficulté majeure à laquelle on est confronté, contrairement à la plainte libyenne, qui a été déposée à la chute de Kadhafi, c’est que d’un point de vue sécurité, il est très difficile pour les activistes égyptiens de témoigner publiquement », explique Maître Bectarte.
La France fait des affaires et semble miser sur un dictateur et une stabilité de façade, plutôt que des terroristes. Pour Leslie Piquemal c’est un très mauvais calcul car « en Égypte, la population se paupérise, la sphère publique, politique et syndicale se referme sur elle-même, et la corruption est très présente, il n’y a aucune soupape ». Et de conclure : « Le pays a des projets très gourmands et s’endette pour financer son train de vie. En 2016 le FMI a versé 12 milliards à l’Égypte, c’est ce que Sissi a dépensé entre 2015 et 2017 pour s’armer. Cette politique de soutien de la France est donc très inquiétante, car on ne parie pas sur le bon cheval ! »
1. Le prénom a été changé.
2. Orange et Nexa Technologies n’ont pas répondu à nos demandes d’entretien.
3. « Amesys : les tribulations égyptiennes d’un marchand d’armes numériques français », Olivier Tesquet, Télérama, Juillet 2017.