Du « cabanon » aux champs de tomates chinoises
Voilà plus de cinq ans, en 2011, en France, j’apercevais pour la toute première fois des barils de concentré de tomate chinois derrière la clôture d’une conserverie provençale. La zone de stockage bitumée était entièrement recouverte de fûts aseptiques métalliques, de la taille de barils de pétrole. Entreposés à l’air libre sur des palettes, empilés les uns sur les autres, les cylindres brillaient au soleil. J’étais en Provence, ma région natale, celle où ma grand-mère confectionnait chaque été ses conserves de tomates à partir de sa production potagère, et je voyais pour la première fois de gros barils énigmatiques contenant de la tomate venue de l’autre bout du monde.
Lors d’un reportage à Orange pour le Ravi, j’avais entendu parler d’une histoire rocambolesque. Chalkis, groupe agro-alimentaire détenu par un gigantesque conglomérat aux mains de l’armée de la République populaire de Chine, avait racheté en 2004 la principale usine de sauce tomate française : Le Cabanon. Jusqu’à cette date, l’entreprise avait été organisée en coopérative, transformant les récoltes d’une centaine de producteurs locaux. Depuis le rachat, la direction de Chalkis refusait de communiquer et cultivait le secret autour de ses activités.
Jusqu’au début des années 2000, Le Cabanon avait été en mesure de produire à lui seul un quart de la consommation de sauce tomate des Français. Une fois racheté par les Chinois, l’ex-fleuron hexagonal avait été lentement mais sûrement dépecé, l’outil industriel pratiquement détruit. Chalkis avait d’abord licencié des salariés, puis avait procédé à la suppression de l’outil de « première transformation ». De l’ancienne usine ne furent conservées que la marque Le Cabanon et l’activité de « deuxième transformation », c’est-à-dire les machines permettant de diluer le concentré d’importation.
Où, comment et par qui les tomates d’industrie du marché mondial sont-elles cultivées et récoltées ? Cette question m’a longtemps hanté. C’est pourquoi, durant deux ans, des confins de la Chine à l’Italie, de la Californie au Ghana, j’ai rencontré traders, cueilleurs, entrepreneurs, paysans, généticiens, fabricants de machines, et même un « général » chinois : Liu Yi, l’ancien dirigeant du Cabanon, qui m’a reçu dans sa luxueuse villa de Pékin.
Il y a un siècle à peine, rares étaient ceux qui consommaient de la « tomate d’industrie ». Aujourd’hui, le concentré de tomate représente le produit industriel le plus accessible de l’ère capitaliste : on le trouve sur la table des restaurants branchés de San Francisco, comme sur les étals des marchés des villages les plus pauvres d’Afrique, où il se vend parfois à la cuillère, comme dans le nord du Ghana, pour l’équivalent de quelques centimes d’euro. Des ghettos où la main-d’œuvre des récoltes est engagée parmi les migrants, aux conserveries chinoises qui coupent du concentré incomestible avec des additifs suspects, j’ai remonté une filière opaque et très lucrative, qui attise les convoitises : les mafias italiennes s’intéressent aussi à la sauce tomate. En écrivant L’Empire de l’or rouge, j’ai souhaité raconter l’histoire d’une marchandise d’apparence banale, mais dont les rapports de production nous relatent l’incroyable complexité du monde.
Jean-Baptiste Malet
Tribune libre publiée dans le Ravi n°152, daté juin 2017