D’ici, nous sommes (aussi) d’ailleurs
« Prends l’exemple de l’arbre, il a des racines, explique Aurélien Berger, enseignant d’Histoire-Géo, à deux jeunes filles de quatrième. Si je l’arrache aux Comores pour le replanter à Frais Vallon, j’essaie de l’enraciner ici mais il ne va pas forcément prendre, peut-être parce qu’il ne va pas aimer la terre ou parce qu’il pleut trop. S’enraciner c’est s’inscrire dans un territoire, une culture, une communauté, dans un endroit. On a déterré ma famille d’un endroit par choix ou de force et ensuite on essaie de la remettre en culture ici à Frais vallon. Enraciner, déraciner, c’est sur ça qu’il faut que tu travailles. » Au cœur des quartiers nord de Marseille (13ème), au collège Jacques Prévert de Frais Vallon, depuis plusieurs mois le vendredi midi une quinzaine de sixièmes et de quatrièmes zappent la cantine et la cour de récré pour venir pique-niquer dans la salle d’anglais de Véronique Debauche, professeure à l’origine du projet : « Chaque adolescent est un livre » (lire encadré ci-dessous).
« L’objectif est de valoriser les parcours migratoires et de faire comprendre à chacun sa légitimité dans la société française, afin qu’il se construise positivement. Etre français d’origine étrangère ne doit pas être antinomique, ni une tare pour les jeunes », explique l’enseignante qui depuis des années travaille autour de la question de la mémoire et de l’identité, notamment à travers le projet Racines en mouvement (Cf « J’ai rêvé New York » – le Ravi n°113). Et à Frais Vallon, où différentes cultures cohabitent et où Stéphane Ravier (FN) est installé en mairie de secteur depuis 2014, cet éloge des origines multiples comme fondement de l’identité de ces petits français résonne plus fort encore.
Fouiller les mémoires
Faire son arbre généalogique, s’attacher à un personnage en particulier, raconter son histoire, la rattacher à l’Histoire et surtout expliquer en quoi cela nous construit, les jeunes volontaires de cet atelier pas comme les autres se sont tous pris au jeu. Fouillant partout à la recherche d’indices, interrogeant la famille, posant des questions dérangeantes, déterrant certains secrets parfois, avec la fougue de leur jeune âge, ils ont tout osé. Fin mai, ils monteront sur scène pour raconter en parallèle leur vie et celle d’un aïeul.
Kheira commente fièrement les photos de son grand-père projetées sur le mur. Il s’appelait Mohamed, il était militaire algérien et a combattu pour la France. Yasmine s’est intéressée à la vie de sa grand-mère, Aïcha, orpheline. Et en faisant ses recherches, elle s’est découvert un cousin germain dans le collège. Mekki, petites lunettes et mèche rebelle, seul garçon à venir régulièrement, a appris que son grand-père était corse. Avec sa grand-mère tunisienne, ils s’aimaient en cachette. Anaïs, 13 ans, pensait son histoire sans intérêt, c’était avant qu’elle ne se trouve des origines polonaise, indochinoise, italienne et égyptienne. Léana, 12 ans, raconte comment sa grand-mère Mireille est tombée amoureuse de Daniel en jouant de la guitare. Des adolescentes qui se font aussi, parfois les porte-voix de périodes sombres de l’Histoire. La grand-mère de Mélina, mariée à 12 ans à un militaire, est arrêtée et torturée par l’armée française. Elle accouche en prison, on lui dit que son enfant est mort, elle n’en aura jamais la preuve. Son mari est finalement retrouvé et décapité sous ses yeux. La parole libérée par sa petite-fille, calmera peut-être les terreurs nocturnes de cette grand-mère…
Des fautes, des brouillons, peu importe, Aurélien Berger rappelle la consigne : « C’est comme si vous étiez en train d’avancer en regardant derrière vous le chemin parcouru par votre famille. Maintenant il faut regarder devant pour construire votre propre chemin. Qu’est-ce que vous allez transmettre à vos enfants de cette histoire-là ? » Santhya, 11 ans montre les photos du mariage de ses parents en Inde, une mère chrétienne, un père musulman. Elle ne sait pas trop expliquer pour l’instant ce que tout cela lui apporte. La seule chose dont elle soit sûre à 11 ans, c’est de ne pas vouloir se marier pour « parcourir le monde ! » « Ce n’est pas facile ce qu’on leur demande, ça tient de la psychanalyse presque ! Même à 24 ans je ne sais pas vraiment dire en quoi l’histoire familiale m’a construite », explique Julie Sbraggia, professeur de français qui participe au projet.
Multiples et uniques
« Quand je suis en Algérie on me traite de sale française et quand je suis en France je suis une sale arabe », disait Kaina du haut de ses 11 ans en commençant les ateliers. Elle se découvre une grand-mère bretonne et des ancêtres nomades. « Maintenant je m’en fous de ce qu’on peut dire parce que je suis arabe, musulmane, bretonne, algérienne, chaoui et française. Je suis riche de tout ça ! » Louisa et Imane, deux copines de 4ème ont choisi de partir d’elles, françaises d’origine algérienne, pour raconter l’histoire de leur famille. Dans celle de Louisa, les mélanges franco-algériens se sont faits sur plusieurs générations, non sans heurts. Ses parents ont eu « un coup de foudre » enfants, la grand-mère ne voulait pas qu’ils se marient. Son père a choisi de se convertir à l’Islam par amour. Louisa est fière de cet entre-deux. « C’est un enrichissement, on peut défendre autant une culture que l’autre », ajoute Imane. « Faut pas avoir peur de dévoiler ses origines, y’en a qui ne le font pas à cause du racisme mais nous, on n’a pas peur » lance Mélissa, 12 ans qui ne se pensait « qu’arabe » et est heureuse de se découvrir aussi bretonne.
Pour certains jeunes, l’Histoire est encore très présente et c’est plus difficile d’en parler. David, 14 ans, casquette vissée sur la tête se fait discret, il vient rarement mais finalement il s’est dit qu’il voulait raconter son parcours. Il nous montre sur la carte d’où il vient. Ses parents sont serbes, ils ont fui la guerre. Lui, est né en Belgique, son petit frère en Allemagne. David parle plusieurs langues. « Ils ne voulaient pas qu’on grandisse au milieu de tout ça. Même si je me sens tout mélangé, je suis serbe. Mais pour l’instant je ne veux pas y retourner. »
L’atelier se termine, profs et élèves retournent en cours. Dans la cité qui jouxte le collège, Yamina, la maman de Kheira reçoit Samira, celle de Yasmine pour prendre le café. La photo de Mohamed trône sur le meuble du salon. Les mamans – comme celle de Mélina rencontrée plus tôt – sont heureuses que leurs filles s’intéressent à leur passé. « Mon père ne parlait pas beaucoup de cette période, ma fille m’a donné l’occasion d’apprendre des choses sur lui, explique Yamina. Et c’est important aussi pour les générations futures. » Samira est ravie de voir sa fille plus curieuse, plus autonome et moins réservée depuis qu’elle participe aux ateliers. Elle et sa grand-mère sont devenues très complices. L’adolescente est aussi plus présente pour son grand-père, atteint de la maladie d’Alzheimer. Elle le nourrit parfois et s’occupe de lui. Comme un passage de témoin entre un vieil homme qui perd la mémoire et sa petite-fille qui tente de la faire revivre…
Samantha Rouchard