Dans son vieux pardessus râpé…
Des tables joliment dressées, un repas de réveillon, un cadeau pour tout le monde et une bonne dose de chaleur humaine : en cette veille de Noël, Emmaüs donne des airs de fête au haut de la Canebière et un repas chaud aux gens de la rue et aux précaires. Marie (1) reste en retrait. Vêtue d’une fine veste de jogging élimée aux manches et espadrilles aux pieds en plein hiver, elle n’ose pas demander s’il reste à manger. « Ma voisine m’a dit : "mais tu vas pas aller là-bas, c’est pour les SDF !" », explique-t-elle. La gêne et « la peur de déranger », Marie gardera le ventre vide ce midi.
Elle va sur ses 62 ans, pourtant on lui en donnerait dix de plus. Une enfance en foyer, une adolescence violée, des enfants à élever seule. Puis l’arrivée à Marseille, sans le sous, un an de rue, d’hébergement d’urgence, quelques mois d’hôtel et la rencontre avec un marchand de sommeil qui lui propose un appartement, dans lequel elle dort d’abord à même le sol, sur des cartons, avant qu’une connaissance lui donne un matelas il y a peu. Marie touche le RSA, un avant goût de sa retraite prochaine qui ne devrait pas dépasser 400 euros.
Les plus invisibles
Selon l’Insee, il y a 10 % de pauvres chez les personnes âgées, soit 1,2 millions en 2013. En 2000, ils étaient trois fois moins nombreux. Et près d’une femme sur dix âgée de 75 ans et plus vit sous le seuil de pauvreté. Cela s’explique par un parcours professionnel plus chaotique, car la plupart d’entre elles ont très peu ou pas travaillé pour élever leurs enfants. L’autre explication c’est que les femmes vivent plus longtemps ! Marie fait partie de ceux qui ont connu les emplois précaires, le chômage, le RMI et le RSA, ceux qui auront une petite retraite voire pas de retraite du tout. Parmi eux, beaucoup se retrouvent en hébergement d’urgence : autant de personnes qui ont besoin de traitements, d’un suivi, parfois en perte d’autonomie, mais qui passent la nuit en dortoir et se retrouvent dehors le matin venu.
« C’est une situation qui n’existait pas il y a 20 ans. La grande tendance c’est la non prise en compte des plus vulnérables, déplore Fathi Bouaroua, directeur régional de la Fondation Abbé Pierre. Nos réponses à leurs besoins ne correspondent pas. Parce que pour insérer quelqu’un il faut un emploi. Et qu’est-ce que cela veut dire de parler emploi à une personne de 75 ans à la rue ? C’est un problème bien plus grave qu’il en a l’air. Mais comme ils sont étouffés dans la masse de la grande pauvreté on les voit moins. »
Aucun dispositif particulier n’a été prévu pour les plus âgés sans domicile ! « Tout a été conçu pour des hommes dans la force de l’âge et actifs, poursuit Fathi Bouaroua. C’est pour cela que, pendant très longtemps, on croyait que le SDF ne pouvait être qu’un homme, entre 30 et 60 ans. Cette donnée a totalement changé et les personnes âgées en sont le révélateur le plus important. Si on parle beaucoup des scandales concernant leurs expulsions locatives, et si le facteur de l’âge reste sensible, pour autant on n’a pas mis en place de filet de sécurité pour les populations les plus fragiles… »
Les plus désespérés
Les maisons de retraite sont hors de prix. Le maintien à domicile n’est pas tout le temps possible et même si des aides existent pour les très précaires et ceux qui vivent dehors, la perte d’autonomie devient très compliquée à vivre. La Fondation Saint Jean de Dieu à Marseille dispose d’une unité qui accueille spécifiquement les gens de la rue. Elle propose 35 lits et affiche complet actuellement. « On dit de nous que l’on accepte les cas les plus désespérés », ironise à peine Sébastien Chicca, chef de service de l’unité Saint-Roch. Tout est difficile, l’accès aux soins, la toilette, mais surtout l’idée de s’ancrer quelque part. « Alors on essaie de trouver un juste équilibre en leur donnant un peu plus de confort, poursuit Sébastien Chicca. La vie en collectivité est difficile quand on a perdu le lien social pendant tellement longtemps. On ne bousculera jamais violemment leurs habitudes, car on ne peut pas les obliger à vivre comme ils n’ont jamais vécu. » Ici on sort quand on veut, la porte reste ouverte, peu importe l’heure du retour, et il arrive que certains repartent dans la rue plusieurs jours…
Recréer du lien social est également au cœur des préoccupations des Petits frères des pauvres qui, depuis 70 ans, œuvrent en ce sens auprès des plus de 50 ans, en resituant la personne dans sa dimension humaine et citoyenne. « L’isolement et la précarité sont des phénomènes qui s’entretiennent l’un et l’autre, note Ludovic Leydet, responsable de l’équipe d’action spécifique. S’inscrire dans une autre dynamique de lien social permet aux personnes de modifier l’image qu’elles ont d’elles-mêmes. Ainsi des gens se révèlent de nouveau dans leur humanité, ça leur permet d’avoir une autre approche face à ce qui peut leur arriver, de se saisir des dispositifs qui existent, de prendre en main leur situation. » L’an dernier, Les Petits frères des pauvres ont accompagné 350 personnes sur Marseille et 800 sur la « région Méditerranée » (2). Qui comme Michel, 60 ans, sont venus chercher « un peu de cette chaleur humaine qui n’existe plus nulle part ».
Samantha Rouchard
1. Le prénom a été modifié.
2. Qui regroupe les départements de Paca, du Gard et de l’Hérault.