Champagne et gueule de bois
« Capitale de la culture Européenne, si c’était une blague c’est sûr qu’on ne l’aurait pas cru… », taille la rapeuse marseillaise Keny Arkana dans son fameux Capitale de la rupture. Et pourtant… L’année culturelle a bien eu lieu bon gré pour le tourisme avec 8 millions de visiteurs revendiqués sur le territoire, mal gré pour les finances avec 3 millions de dettes mais « qui devraient être résorbées par les collectivités » selon Jean-François Chougnet, directeur de Marseille Provence 2013. Le 31 décembre sonnera le glas de l’année capitale et pour fêter ça feu d’artifice sur le Vieux-Port ! Sur fond de Patrick Fiori ou de BO de Plus belle la vie comme pour le 14 juillet ? Surprise !
Quoi qu’il en soit, l’heure du bilan a sonné. Entre réussite totale et gros « flop » il y a un monde… celui des acteurs culturels ! Et avec les coupes budgétaires prévues pour 2014 – faut bien rembourser les 3 millions ! – pas sûr qu’ils aient tous le cœur à la fête. Si la ville affirme maintenir ses subventions au même niveau pour l’an prochain, celle des élections municipales, ce ne sera sûrement pas le cas du Conseil général et du Conseil régional. « La vie des compagnies et la création sont menacées et par là-même la démocratisation de la culture puisque que bien souvent elle passe par le tissu associatif qui aura du mal à survivre », s’inquiète Stéphane Rio, délégué syndical FSU.
Qui trinque ?
Les artistes emblématiques marseillais comme Keny Arkana ou encore IAM n’ont pas attendu la fin de l’année pour émettre leurs critiques dénonçant notamment le manque de visibilité donné aux cultures urbaines, alors que le projet 2013 a été retenu en partie grâce à ça. MP 2013, reconnaît qu’il y a forcément eu des ratés et regrette notamment d’avoir minoré le rap. Du côté de la mairie de Marseille, le mea culpa est moindre. On préfère parler du Mucem bien sûr, grosse réussite de l’année avec ses 1,5 millions de visiteurs (1), qui a permis une ré-appropriation de l’espace urbain avec la piétonisation du Vieux-Port. Mais lorsqu’on aborde le hip-hop, Daniel Hermann, adjoint à la culture, préfère parler de musique classique à la portée du plus grand nombre, et se souvient ému d’une rencontre inespérée entre un pompier néophyte et une artiste de musique concrète. Et si le peuple a échappé à David Guetta, il aura quand même eu droit à son gros bol de soupe pour la fête de la musique. Marseille Capitale souvent plus populiste que populaire ?
Les artistes locaux quant à eux auraient tous bien aimé tirer leur épingle du jeu de la Capitale, mais c’est loin d’être le cas. « Seulement 6 % d’intermittents locaux ont pu travailler, c’est vraiment un mépris des acteurs culturels régionaux », se désole Catherine Lecoq, artiste, déléguée syndicale CGT-SFA, ancienne conseillère régionale apparentée communiste. Elle se souvient de la journée de la femme où le Pavillon M l’a appelée à la dernière minute pour trois passages à 90 euros. « Après 35 ans de métier ! J’ai une éthique et je refuse de me brader. Mais beaucoup ont accepté », s’indigne-t-elle. Une ville-musée mais un spectacle vivant oublié, c’est le résumé qu’elle fait de l’année capitale. « Et surtout qu’on ne vienne pas me parler de la TransHumance ! (NDLR des moutons et chevaux…) », conclut-elle.
Daniel Hermann modère l’amertume de nombreux artistes : « Au départ, il y avait 2000 projets, alors forcément quand vous n’en sélectionnez que quelques-uns alors que vous avez donné du rêve à plusieurs, vous faites des mécontents. » Le photographe marseillais Franck Pourcel a fait partie des rares sélectionnés locaux de cette année : « Je suis satisfait d’avoir pu faire aboutir mon projet "Ulysse, les constellations" (2); sans MP 2013, ça aurait sûrement mis 20 ans à voir le jour », confie-t-il. Deux belles expos, une dans un FRAC flambant neuf (le Fonds régional d’Art contemporain) et l’autre à Arles. De quoi se réjouir ! Et pourtant il a l’impression d’être abandonné par MP 2013 en cette fin d’année, les salariés des ateliers de l’Euro Méditerranée auraient dû lui permettre de communiquer sur son travail, ils sont déjà en train de pointer à Pôle Emploi.
Il est des nôtres ?
Du côté du volet socio-culturel, si les quartiers créatifs (3) ont bien fonctionné hors Marseille, dans les quartiers Nord comme à St Barthélémy (13ème), les acteurs locaux s’y sont opposés. « Comme on dit ici, 2013, c’est une belle carte postale, mais on n’est pas dessus ! », ironise Zora Berriche. Figure associative du quartier mais aussi salariée du Théâtre le Merlan, censé promouvoir « les jardins des possibles », elle a fait de la résistance et a bien failli y laisser sa place. « On avait besoin de réfléchir ensemble. Au lieu de ça, on nous a apporté un projet comme si nous étions dénués de pratiques culturelles, résume-t-elle. Cette année capitale a creusé encore plus le fossé déjà existant en disant "voilà y’a votre culture et y’a celle qu’on soutient" ». 420 000 euros pour faire jardiner des gamins dans des lieux éphémères alors que les associations qui y sont à l’année peinent à trouver des fonds pour monter des projets à long terme… c’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase !
Sam Khébizi, directeur des Têtes de l’art, basés au comptoir de la Victorine, l’autre friche de la Belle-de-Mai, constate que contrairement à ce qui était noté sur le papier, les habitants des quartiers n’ont pas été partie prenante des projets : « on a confondu participation et simple collecte auprès des habitants ». Il en veut pour preuve « Le Laboratoire » du tunnel national (Marseille 3ème), projet lui aussi éphémère, auquel les Têtes de l’art ont été associés : « oui, enfin on nous a juste demandé d’ouvrir notre carnet d’adresses à 80 artistes grenoblois… ». Il s’agit de photos d’yeux et de mains accompagnées de paroles d’habitants. « Les messages sont misérabilistes et réducteurs, poursuit Sam Khébizi. Moi qui vis dans ces quartiers, je sais que leur capacité de verbalisation et de finesse est beaucoup plus importante que ça. » Et de s’attrister, « alors qu’on se bat justement pour que l’artiste soit au cœur de la cité », de voir fleurir sur les murs de la Belle-de-Mai des tags comme : « Police, urbaniste, artiste dégage ! ».
Pour Nicolas Maïsetti, docteur en science politique de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, qui s’est intéressé à l’internationalisation du territoire marseillais, la déception des acteurs locaux était prévisible : « La culture est devenue un instrument des politiques urbaines qui a d’autres visées que de réaliser des expos ou de monter des spectacles. C’est simplement un outil parmi d’autres de la re-qualification urbaine dans des endroits où il y a un déclin économique. La culture sert alors à re-dynamiser un territoire en lui donnant une nouvelle image et en attirant de nouvelles populations. » Vu sous cet angle, Marseille Capitale a peut-être atteint son but !
Samantha Rouchard
1. Extérieurs et 478 000 à l’intérieur.
2. Cf pages copinage
3. Définition MP 2013 : «Installer des artistes en résidence au cœur d’une quinzaine de quartiers en rénovation urbaine sur tout le territoire de la Capitale. Il s’agit de produire des objets ou des actions dont l’élaboration des formes sera partagée avec les habitants.