Chacun sa dope
Dans le domaine de l’addiction, comme dans beaucoup d’autres, tout n’est pas blanc, tout n’est pas noir. On peut aimer son carré de chocolat quotidien, pianoter sur son smartphone régulièrement ou fumer un joint de temps en temps sans que ces comportements n’aient de graves conséquences pour soi ou son entourage. Il existe de nombreuses définitions pour ce phénomène. Le professeur Nicolas Simon, addictologue à l’hôpital Sainte-Marguerite de Marseille et chef du service anti poison en Paca reprend volontiers celle du psychiatre Aviel Goodman : « un processus par lequel un comportement, qui peut fonctionner à la fois pour produire du plaisir et pour soulager un malaise intérieur, est utilisé sous un mode caractérisé par l’échec répété dans le contrôle de ce comportement et la persistance de ce comportement en dépit des conséquences négatives significatives. »
Le professeur explique que pour jauger la gravité d’une addiction, plusieurs critères sont à prendre en compte : la « centration » (le produit ou le comportement est au centre de l’existence), le « craving » (le fait d’être obsédé), la poursuite de la consommation malgré les risques, la perte de contrôle, la tolérance (augmentation des doses) et le manque. Si vous cochez toutes les cases ou presque, l’addiction est sévère. On peut donc être addict ou non au selfie, au tabac, aux sites pornographiques, au travail, au sport, au soleil, aux émissions d’Hanouna… de façon plus ou moins aiguë. « Le terme d’addiction veut tout dire et rien dire, estime Claire Duport, sociologue et représentante régionale de l’OFDT, l’Observatoire français des drogues et toxicomanies. Le champ de l’addiction s’est élargi mais ce qui la caractérise est le recours à des modificateurs de conscience qui vont affecter de manière importante son quotidien ou celui de ses proches. »
La récompense
Qu’il s’agisse de produits ou de comportements, le mécanisme d’addiction est le même : le circuit de la récompense. « L’addiction est une maladie neurobiologique et chronique, explique le professeur Simon. Notre cerveau est programmé pour notre survie. Si, par exemple, vous mangez un fruit d’une telle couleur qui vous fait du bien, si vous en revoyez un dans la rue, vous allez vous jeter dessus. Les substances addictives agissent sur ce circuit et vont le perturber. On parle de mémoire associative, où un produit ou un comportement a des effets très rapides. Voilà pourquoi le crack est plus addictif que la cocaïne qu’on sniffe par exemple. » Il précise également que le processus repose sur trois piliers : la vulnérabilité personnelle (on ne réagit pas tous de la même façon), l’environnement personnel et professionnel et enfin la disponibilité des produits. Pour ce dernier point, l’addiction au porno a par exemple explosé depuis l’arrivée des smartphones et la facilité d’accès aux sites qui en proposent.
Est-on plus drogué en Paca qu’ailleurs ? Au soleil et à la bagnole, sûrement (voir plus loin). Selon le dernier baromètre « santé 2010 » concernant les drogues, nous sommes plus consommateurs d’alcool, de tabac, de cannabis et nous expérimentons plus de drogues de synthèse qu’ailleurs en France. Une tendance à nuancer d’après l’enquête « Escapad 2017 » de l’OFDT qui s’intéresse aux consommations des jeunes de 17 ans : les jeunes de Paca consommeraient moins d’alcool et de tabac que la moyenne nationale, mais plus de cannabis. Sur ce dernier, Claire Duport estime « que les consommations, même si elles sont élevées ne le sont pas plus qu’à d’autres endroits, mais la fumette est clairement plus visible et plus banalisée dans la région. »
Autres chiffres en vrac : l’OFDT a établi plusieurs cartographies qui montrent que, en 2011, Paca est la deuxième région la plus consommatrice de subutex (traitement de substitution aux opiacés) et la première en termes de décès par overdose. Côté médicaments et antidépresseurs, Paca était la 6ème consommatrice en 2013 (source IMS Health 2014) avec des consommations plus fortes à la campagne qu’en ville. Si, selon les chiffres 2017 de l’Observatoire régional de la santé, le département des Bouches-du-Rhône est le plus exposé, c’est un village de 1500 habitants des Alpes-de-Haute-Provence, le Castellard-Melan, qui est le plus consommateur d’antidépresseurs par habitant…
Un capitalisme addictif ?
Est-on entré dans une « société addictogène » ? L’approche du docteur Simon est très scientifique : « Ce débat revient à opposer des opinions. C’est peut-être vrai mais il n’y a aucun fait scientifique. Il n’y a pas de civilisation sans addictions, elles existent dans toutes les sociétés. Les comportements, les produits changent, certains apparaissent, d’autres disparaissent. L’addiction à l’absinthe au 19ème siècle est-elle pire que celle aux écrans ? On ne regarde plus de la même façon les addictions que par le passé, la société y est beaucoup plus avertie, beaucoup plus sensible. Il y a une prise de conscience qui me semble intéressante. »
D’un point de vue sociologique, Patrick Pharo ne pense pas exactement la même chose. Ancien directeur de recherches au CNRS, il a beaucoup travaillé sur les drogues, les addictions et il est l’auteur d’ouvrages de référence, notamment Philosophie pratique de la drogue (éditions du Cerf, 2011) et Capitalisme addictif (PUF, 2018). Selon lui, l’addiction a quelque chose d’inhérent au capitalisme. « Les prémices de l’abondance arrivent après-guerre et la société a peu à peu abandonné les grandes idées de consensus social, de bien commun, qui en ont découlé, explique-t-il. Il y a eu une accélération dans les années 90 avec l’émergence des idées néoclassiques et néoconservatrices. »
L’optimisation des activités, l’hyper rationalisation des tâches, la recherche de l’efficacité, la course à l’argent, à la croissance infinie, relèvent selon lui d’un processus addictif, à mettre en parallèle avec l’individualisation de nos sociétés. L’ouverture des frontières a également permis aux produits, notamment les drogues, de mieux circuler. Avec cette contradiction : « Est-ce qu’on s’autodétruit ? Je ne sais pas mais on est dans une forme de vie addictive et nous savons que nous sommes partie prenante. Par exemple, nous avons des ordinateurs, des smartphones et nous savons que ce n’est pas bon pour la planète. Nous vivons face à un système de pression sur lequel on met ou pas notre consentement. On peut s’en éloigner, certains résistent en mangeant bio ou local, en proposant des modes de vie plus résilients, en créant des entreprises plus coopératives etc. » Une forme de désaddiction ?
Clément Chassot
Enquête publiée dans le Ravi n°167, daté novembre 2018