Carpentras, l’effet couscoussière
30,35 %, des pointes à plus de 40 % dans certains bureaux de vote à Carpentras pour le Front national lors des dernières élections législatives. Des scores qui le placent systématiquement, ou presque, devant l’UMP au 1er tour. Une Marion Maréchal-Le Pen élue à plus de 45 % dans certaines petites villes de la périphérie. Le Vaucluse et sa 3ème circonscription, qui englobe le sud de Carpentras, ont donné ses meilleurs résultats électoraux au parti de Marine Le Pen ces dernières années. Outre la nièce, le canton de Carpentras nord est représenté par l’unique conseiller général FN de France, Patrick Bassot. Rajoutez à cela la baronnie locale du député-maire d’Orange, ancien frontiste, Jacques Bompard et de sa femme, maire de Bollène, et vous obtenez le territoire français le plus « extrême-droite-compatible » de l’Hexagone. Comment Carpentras est-elle devenue la nouvelle succursale de la florissante PME Le Pen ?
L’affaire de la profanation du cimetière juif de Carpentras en 1990 est fondatrice (1). L’épisode exacerbe les clivages et marque le début de l’implantation du patriarche Le Pen dans la région. Bien avant son arrivée et celle de sa descendance, le Comtat Vénaissin, rattaché à Rome jusqu’à la Révolution, est un territoire singulier. Une importante communauté juive s’est constituée sous l’autorité papale, dont il reste aujourd’hui des vestiges : Carpentras abrite la plus vieille synagogue française, construite en 1361. Après la révolution industrielle, le développement des canaux et de l’irrigation fait du Comtat Vénaissin un important bassin agricole. Une bourgeoisie paysanne émerge et prospère. Au lendemain de la guerre d’Algérie, de nombreux rapatriés s’installent à Carpentras, dont Guy Macary, ancien « para », qui devient la figure locale du Front. Puis démarre dans les années 70 l’immigration maghrébine, uniquement masculine et logée à la ferme. Elle sert de main-d’œuvre peu coûteuse pour exploiter les terres. Avant que le regroupement familial de la fin de la décennie vienne amplifier le phénomène et poser un problème de logement.
Sociologie du pavillon
C’est la mode du pavillon. La bourgeoisie commerçante délaisse le centre ville pour louer aux immigrés. L’immobilier se dégrade vite. « La ville est alors dans sa période "droite pépère" (deux maires de droite se sont succédés entre 1965 et 2008, Ndlr), qui cherche à faire de Carpentras une cité où rien ne bouge, pour attirer les retraités, analyse Daniel Gendre, secrétaire général de l’union locale CGT. Cette sociologie du pavillon a complètement dénaturé l’esprit village. C’est le début des cités-dortoirs, des maisons bien gardées avec des grilles et des haies. Ce côté "on est chez nous" propre à une classe moyenne qui paie ses impôts mais qui n’a pas droit à grand-chose. » Des communautés aux contours bien définis se mettent en place : une dynamique peu favorable à la mixité. Sans parler des dérapages de certains élus. L’ancien maire UMP, Jean-Claude Andrieu, déclare par exemple au début des années 2000 que la ville a dépassé le seuil tolérable de Maghrébins…
La capitale du Comtat Vénaissin concentre aujourd’hui des écarts de richesse très importants : 63 % de la population ne paie pas d’impôts alors que 300 foyers sur les 18 000 que compte la ville sont assujettis à l’ISF. Le chômage, galopant (12,7 % en 2012 en Vaucluse) y est plus important qu’au niveau national. Le centre ville souffre d’une importante paupérisation, ce qui en fait la priorité majeure de toute la classe politique locale. Les marchands de sommeil sont légions, notamment dans les rues Porte de Mazan et Porte de Monteux, qui ont des airs de souks nord-africains. Ces rues étroites que stigmatisent bien volontiers le FN. « Après 19 heures, la langue qu’on y entend n’est plus le français », glisse Julien Langard, représentant du parti dans le canton de Carpentras sud. Des logements insalubres qu’on cherche à fuir le plus possible, ce qui rend la population maghrébine bel et bien visible dans l’espace public. De quoi nourrir la thèse extrémiste de « l’envahisseur islamique ».
Porosité droite / extrême droite
La ville a l’allure d’un désert passé les 19 heures. « Elle donne parfois une impression de névrose collective dont on ne sait pas vraiment comment se débarrasser », soupire Farid Faryssy, avocat et ex-premier adjoint au maire socialiste en place. « C’est vrai qu’il y a un peu un effet couscoussière ici. On ne sent pas à l’abri d’un drame, d’un côté comme de l’autre, témoigne Suliman, jeune avocat qui a grandi dans la cité des Amandiers et « enfant de la République » avant tout. Le communautarisme existe bel et bien mais ne correspond pas aux clichés renvoyés par la presse nationale. La population n’est pas coupée en deux, c’est beaucoup pus fin que ça. » Malika Del Amo, qui édite Berlingotville, un bimensuel de sorties locales, se veut aussi moins pessimiste : « Les choses s’améliorent un peu, la rue Raspail, qui était un peu craignos, est très vivante maintenant. Les événements festifs et gratuits organisés par la mairie ont rencontré beaucoup de succès, il y a de la demande… » Les attaches à cette ville provençale, aux portes du Ventoux, restent fortes. On aime Carpentras même si on adore parfois la détester.
C’est sur ce champ de braises que Marion Maréchal-Le Pen a réussi son fracassant parachutage. Pour Joël Gombin, doctorant en sciences politiques et spécialiste du vote FN en Vaucluse, le territoire cumule tous les paramètres favorables à l’extrême droite : sociologiques (beaucoup de travailleurs indépendants, à la base du FN des années 80 et du poujadisme ; une classe ouvrière très peu encadrée politiquement), historiques (la Vendée provençale) et politique : « L’importante porosité de la droite et de l’extrême droite en fait un laboratoire pour le FN. Il est tellement en position de force que Marion Maréchal-Le Pen est dans une configuration dont rêverait disposer Marine Le Pen en 2017. D’autre part, à gauche, il y a une incapacité chronique à rester unis. L’affaire Arkilovitch en témoigne (2). »
En prenant le poste de cheftaine départementale, Maréchal a remis de l’ordre dans le parti (voir ci-dessus). Patrick Bassot, l’unique conseiller général FN français, fait partie de ceux qui ne voyaient pas d’un bon œil l’arrivée de la nièce providentielle en Vaucluse : « Je n’aime pas les partis dynastiques, j’ai pris mes distances avec le FN. Mais il faut reconnaître qu’elle a su mettre tout le monde d’accord. Auparavant, le parti s’embourbait dans des problèmes d’ego. » Entretenant de bonnes relations avec Jacques Bompard, elle est en plein dans la stratégie du maillage local et des alliances au cas par cas. « Notre objectif est de faire élire un maximum de conseillers municipaux partout en Vaucluse et de former des cadres pour demain », explique-t-elle avec le sourire. Celui du diable ?
Clément Chassot
(1) En mai 1990, un cimetière juif est sauvagement profané : un corps est déterré, un parasol planté dans l’arrière-train. Pierre Joxe, ministre de l’Intérieur de Mitterrand, désigne immédiatement le FN comme responsable. Après sept ans de procédures troubles, de pistes infructueuses et d’emballements médiatiques, quatre skinheads sont jugés coupables. Aucun lien n’est établi avec le FN.
(2) Catherine Arkilovitch est la candidate socialiste qui s’est maintenue au deuxième tour de l’élection législative. Le PS est accusé – il s’en défend – d’avoir négocié son maintien avec le FN, faisant élire Marion Maréchal-Le Pen.