Ça va péter !
L’humanité aime bien jouer à se faire peur. Et si, à l’heure de l’anthropocène (voir lexique), ça ne rigolait vraiment plus ? Au niveau mondial, sur fond de réchauffement climatique, la biodiversité dégringole avec une « 6ème extinction de masse » (effondrement global des réserves halieutiques d’ici 2050, plus de 60 % des invertébrés rayés de la carte depuis 1970…) et les événements climatiques extrêmes se multiplient depuis le début du siècle. Dans son rapport de 2018, les experts du Giec (le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) mettent en garde : il ne nous reste guère plus de trois ans pour inverser la courbe des émissions de gaz à effet de serre…
Au niveau régional, ce n’est pas mieux. Dans un rapport de 2015, le Grec Paca (une déclinaison locale du Giec) indique que notre région est « particulièrement vulnérable » à ces dérèglements climatiques. Selon les scenarii, Paca pourrait vivre en 2050 avec le climat de l’Afrique du Nord ou du Sud de l’Italie d’aujourd’hui. Avec de grosses conséquences sur les réserves en eau, la fonte des glaciers alpins, une montée des eaux plus forte qu’ailleurs sur le globe… La Méditerranée serait plus chaude de deux ou trois degrés en 2100 mais devenue très acide et déserte de biodiversité. L’air serait encore plus irrespirable et le tourisme s’effondrerait. Le pire dans tout ça : plus de pinard ! Ou alors du Boulaouane…
Déclin et entraides
De ce triste constat est né un champ d’études « catastrophique » : la collapsologie (voir lexique). Les « collapsologues » prévoient « un risque systémique d’effondrement », explique Agnès Sinaï, journaliste environnement de métier, fondatrice du « laboratoire d’idées » Momentum en 2011 et enseignante de la décroissance à Sciences po Paris. Cette « science » s’est construite sur un tas de travaux et écrits scientifiques internationaux qui mettent en avant l’emballement du dérèglement climatique (Will Steffen), la théorie du dépassement de nos ressources (William Catton), du caractère systémique et complexe de notre système terre (Joseph Tainter)…
Les travaux les plus édifiants sur cette théorie de l’effondrement reviennent probablement au physicien américain Dennis Meadows qui publie avec sa femme en 1972 un rapport où ils modélisent sur un graphique l’effondrement de la population mondiale, de la production industrielle, des stocks de ressources non renouvelables… aux alentours de 2030. Jusqu’à présent, ces prédictions suivent de très près la réalité des chiffres… Avec un postulat : la croissance infinie dans un monde fini n’est pas envisageable.
La collapsologie, c’est un peu comme regarder le Zapping (devenu Vu), ça ne donne pas envie de faire des enfants. Quand et comment tout va s’effondrer ? Comment vivre l’apocalypse ? « Il existe deux manières, qui ne sont pas contradictoires, de voir l’effondrement », assure le philosophe Alexandre Monnin, président de l’association Adastria, qui a comme objet « d’anticiper et préparer le déclin de la civilisation thermo-industrielle de façon honnête, responsable et digne » (sic). La première repose sur du long terme, une trajectoire à 2100 où une faille du système provoquera un « collapse ». L’autre repose sur un événement beaucoup plus brusque (krach boursier, pénurie énergétique ou alimentaire…) qui nécessiterait une énorme gestion de crise. »
Penser l’anthropocène et l’effondrement revient donc à imaginer. Apocalypse individualiste à la Mad Max ou retour utopique à la nature ? « Personne n’a la réponse », vous répondront tous les spécialistes. Pablo Servigne, agronome de formation devenu « chercheur in-terre-dépendant », est devenu le « pape » de la collapsologie française depuis la sortie du livre Comment tout peut s’effondrer, coécrit avec Raphaël Stevens. Il bat en brèche l’idée que l’effondrement donne lieu à des scènes d’apocalypse où l’individualisme prime et affirme que la solidarité et l’entraide deviendraient des valeurs cardinales.
« C’est vrai que quand le système se casse la gueule, l’entraide est un réflexe, n’empêche que le monde sera plus difficile à vivre », assure Anthony Brault, ancien animateur socio-culturel et fondateur de la Scop Le Pavé, qui propose depuis 2008 une conférence gesticulée sur la fin du pétrole bon marché, couplée à la crise environnementale. Pour lui, l’effondrement a déjà commencé et va s’étirer sur un siècle et touchera les plus vulnérables : les vieux, les chômeurs, les malades, les femmes, les pauvres…
Pour une désobéissance civique
« Il faut proposer des utopies sinon on ne peut plus imaginer, s’exclame la marseillaise d’origine Agnès Sinaï. Il faut tenter des expériences régionales, miser sur le low tech, passer des grandes monocultures à la polyculture, penser des productions d’énergies locales, et regarder les effets sur l’emploi. […] Le combat ne fait que commencer, il faut une désobéissance civique face à ce processus de destruction. » Convaincue que les sociétés doivent devenir résilientes, elle promeut la permaculture comme « l’organisation civilisée de la descente énergétique » et pense la décroissance comme inéluctable.
Pour le philosophe Alexandre Monnin, la décroissance est « un projet politique doublement en crise : il demande du temps pour être mis en place, or il y a urgence. Et les politiques sont dans des temporalités qui ne sont pas les bonnes, englués dans des règlements internationaux qui exigent x % de croissance par an. Le système est verrouillé ». Selon lui, l’une des pistes est de discuter avec des industriels qui ont conscience que leur modèle s’effondre et donc « proposer d’autres perspectives, repenser l’emploi et surtout réinventer les savoirs ».
Et si le meilleur moyen de faire face au « collapse » était de ne pas y croire ? Les apôtres de la géo-ingénierie souhaitent, grâce à la science, modifier la chimie des océans ou gérer le rayonnement du soleil… Le mouvement transhumaniste rêve lui d’immortalité : « notre devise, c’est un peu celle de Coubertin : toujours plus loin, plus fort, plus longtemps. Une meilleure santé, plus longtemps, pour TOUT le monde, précise Joël Jacques, référent régional de l’association française transhumaniste. Même si je pense qu’il ne faut pas nous opposer, la collapsologie, c’est déjà baisser les bras ! » Il est persuadé que nous entrons dans une nouvelle révolution industrielle sans nous y préparer : « C’est le syndrome Frankenstein, la peur de la technologie et de la nouveauté ! »
Agnès Sinaï y voit, elle, une fuite en avant de cette obsession performative qui s’inscrit dans la continuité « de l’homme occidental, phallocrate et patriarcal ». Et de conclure par une réflexion intrigante, soulignant que l’homme devrait gérer un surplus d’électricité dans son cerveau : « Dans les sociétés primitives, cela passait par des rites, des fêtes, des délires… Dans notre société industrielle, la croissance, la domination technologique a remplacé cela. Que faire de ce surplus pour faire société ? De l’art ? De grandes fêtes ? » Vivement l’effondrement.
NB. : L’Équitable café a organisé à Marseille une semaine d’échanges sur la collapsologie. Des interventions captées par Fokus 21 et désormais en ligne : www.fokus21.org/effondrements/EFFONDREMENTS.html