Bingo au grattage, crash au tirage
Il est à peine 8 heures et les sachets de sucre vides jonchent déjà le sol de l’Artistic. « Les mecs peuvent perdre 100 euros sur un pari sportif, mais rechignent à régler leur café ! », sourit Saïd Achir qui a repris avec son frère, il y a bientôt un an et demi, le bar-PMU des Réformés (Marseille 1er). Hormis la gouaille pagnolesque du ballet de joueurs qui défile toute la journée, le lieu n’a d’artistique que le nom. « Je vous avoue que les boissons ce n’est pas ce qu’on vend le plus ici », ajoute le patron. Vissé à l’entrée derrière son guichet de la Française des jeux (FDJ), Saïd n’a pas une minute à lui. Entre les jeux à gratter, le loto, le Kéno etc., il encaisse et décaisse toute la journée, sept jours sur sept et de 6 heures 30 à 21 heures. Il s’offre seulement une pause pour souffler un peu vers 18 heures…
Un écran hypnotique adossé au guichet fait défiler en boucle des gains pharaoniques. On est loin de l’attente de nos grands-mères devant la boule du numéro complémentaire le mercredi soir. Désormais « chaque jour est une chance » comme l’annonce le nouveau slogan de la FDJ ! Pour la Saint Valentin, les malheureux en amour pouvaient espérer remporter 10 millions d’euros au loto ! La région se classe plutôt pas mal en nombre de gagnants. De 1991 à 2013, les Bouches-du-Rhône arrivaient troisième au niveau national en gagnants de plus de 500 000 euros, talonnées par les Alpes-Maritimes et le Var 10ème (1). En 1933, le 1er gagnant de la Loterie nationale (ancêtre de la FDJ) était d’ailleurs bucco-rhodanien. Paul Bonhoure, coiffeur à Tarascon, avait empoché 5 millions de francs (3,3 millions d’euros). A l’époque, il n’y avait qu’un seul tirage par mois.
A QUI LE TOUR ?
Jamel, 42 ans, fumant sa clope devant l’entrée du bar, nous interpelle discrètement : « Moi j’ai gagné un million d’euros l’an dernier au Millionnaire et à part arrêter de bosser, je n’ai pas changé ma vie. J’ai placé l’argent et je me reverse 1 700 euros par mois. » La chance a tourné à un moment où Jamel s’était mis dans une sacrée panade en perdant plus de trente mille euros dans les jeux à gratter. Depuis, il ne joue plus. « Les gros gagnants existent, on le sait par le commercial de la FDJ, mais nous on ne les voit jamais, tout simplement parce qu’ils se font encaisser ailleurs pour ne pas que ça se sache », indique Saïd. Il est commissionné sur les ventes, pas sur les gains empochés. La FDJ lui reverse 5 %. Le PMU beaucoup moins, aux alentours de 1,6 %. En 2015, La FDJ a augmenté ses ventes de 5,4 %, dégageant un chiffre d’affaires record de 13,7 milliards d’euros.
Fatha jette son ticket perdant au sol. Il vient jouer 20 euros quotidiennement avant de partir au boulot. Il reconnait que c’est un sacré budget au mois. Le Jackpot et le Cash sont ses jeux à gratter favoris car les gains immédiats sont le plus élevés. Ce sont aussi ces jeux que Saïd vend le plus. « Ça fait deux fois que je rêve que je gagne, du coup ça va bien finir par arriver, j’y crois ! », raconte Fatha, plein d’espoir.
Selon une étude de l’Observatoire des jeux (ODJ), en 2014, c’est la loterie tirage et grattage qui arrive en tête. Les lieux de vente restent privilégiés par rapport aux jeux en ligne. Et les hommes entre 25 et 54 ans, ouvriers et employés, sont les joueurs les plus nombreux. Les femmes préfèrent les jeux à gratter selon Saïd. Elles sont plus discrètes et aussi moins enclines à nous parler. L’une d’entre elles, la soixantaine assez élégante, remplit depuis vingt bonnes minutes des grilles de Kéno. « Il n’y a pas de quoi se vanter, lance-t-elle. J’ai commencé à jouer quand j’ai arrêté de fumer… J’ai gagné 25 000 francs en grattant un Bingo, c’était la première fois de ma vie que l’on me remettait un chèque en me félicitant ! Je cherche à retrouver cette joie et ce plaisir. Chez les femmes de ma génération il y a aussi l’ennui, on n’est plus dans la séduction et la joie d’être aimée. Le jeu compense ! » Elle doit partir travailler. « Je suis cadre… Eh oui ! Un prénom ? Appelez-moi Victoire, ça me portera chance ! », esquisse-t-elle dans un sourire avant de disparaître.
UN DADA QUI COÛTE CHER
Deux écrans télé diffusent les infos en continu et martèlent en ce matin de février la mise en examen de Nicolas Sarkozy. « On va le mettre aux Baumettes ou à la Santé ? », lance hilare un joueur avant de replonger la tête dans sa grille de Tiercé. Il est 11 heures 20. Dans l’espace PMU en fond de salle, on s’active. La première course se joue à Cagnes-sur-Mer, elle sera suivie de nombreuses autres jusque tard dans la soirée. C’est Amel qui, derrière son comptoir surplombé d’une tête de cheval empaillée, enregistre les paris. Son sourire et sa bonne humeur ont plus de succès que les machines automatiques.
La population est plus métissée côté PMU, pas mal de Chibani, des Capverdiennes aussi. « Moi je suis un flambeur », nous interpelle M’ahmed, la cinquantaine. Une fois il a raté 180 millions au loto, une sombre histoire de numéro 44… Depuis, il essaie de se rattraper aux courses. A force de passer ses journées dans les PMU, il est devenu physionomiste : « Tu vois lui là-bas, il n’a pas une tune, il est juste venu pour accompagner son pote. Elle, elle joue une partie du budget de la maison et elle n’en est pas fière. Lui là-bas : regarde comment ses jambes tremblent, s’il perd, il est mort ! » Il est accro, il le sait, mais dit le vivre plutôt bien. Intérimaire, quand il ne bosse pas, il joue. Et quand il quitte le PMU, il part à « l’aventure », comme il dit : un voyage qui le mène le plus souvent au Casino d’Aix ou de La Ciotat.
Dans ce brouhaha infernal, les joueurs se croisent, partagent quelques tuyaux, rarement un café, encore plus rarement une amitié… Chacun vient là avec sa solitude et repartira avec, pour la plupart délestés des quelques euros qui restaient pour finir le mois. Casquette New-York vissée sur la tête, Kamel a joué ses deux euros quotidiens. Il a perdu mais reste là, assis dans un coin, à regarder les courses qui s’enchaînent sur l’écran. Le visage buriné, il n’a pourtant que 53 ans. Il est tunisien, sa famille est au pays, lui est obligé de rester en France pour travailler. Un argent qu’il a toute la peine du monde à gagner : « Je suis maçon et y’a pas de travail. Jouer c’est haram. Mais que voulez-vous que je fasse ? A force de ne pas me voir, mes enfants appellent mon frère papa et moi Kamel… ça m’arrache le cœur. » Et de soupirer : « Mon rêve ? M’acheter un tractopelle ! Alors, je pourrai rentrer chez moi et cultiver ma terre… »
Samantha Rouchard
1. Classement l’Internaute (2013)
Article publié dans le Ravi n°138, daté mars 2016