Toulon bouge (encore)!
Alors, comme ça, mon petit Ravi désire rencontrer le Toulonnais, voire la Toulonnaise ? Ma parole, on ne doute de rien dans ce journal. Bon, c’est parti. Mettons que tu arrives de Marseille (oulala, gros handicap !) par le TER ou le TGV, peu importe. Sur le quai, tu te fais déjà une petit idée : des beurettes tchatchent sur un banc, sapées comme des princesses. Harmonie de rose et de noir, tresses et mèches sophistiquées, elles se la jouent Star Academy. Filles de harkis, d’ouvriers agricoles, d’ouvriers du bâtiment ? Difficile à juger, peut-être que papa est petit entrepreneur, voire patron d’édition. Je t’accorde qu’elles sont mignonnes mais ne regarde pas comme ça, on dirait un gobi et en plus, tu vas te faire du mal.
Vise plutôt l’employé de la SNCF, là-bas, il ne t’intéresse pas ? Avec ses cheveux noirs de jais tout bouclés qui débordent de la casquette jusqu’aux épaules, un vrai moco, non ? Allez, direction Place de la Liberté : on est en train de la refaire à l’ancienne avec du petit pavé taillé main made in India. « Toulon réalise son théâtre », tu as lu ça sur la belle façade du Grand Hôtel, c’est vrai qu’ici, il y a du spectacle. En attendant la fin des travaux, la place elle-même est déserte, seule la statue porte toujours bien haut son flambeau. Toulonnaise, la Liberté ? Les piétons passent où ils peuvent, les palmiers empoussiérés attendent du renfort, c’est les commerçants qui vont être contents, on te leur fait de ces terrasses ! Un couple bobo est planté devant le kiosque, est-ce la page événement de Var Matin qui les fascine ? « Obsèques du Prince Rainier, un hommage planétaire » « 1300 hommes mobilisés sur le Rocher ». Ils ont peur que la France le reprenne ?! Un jeune, cheveux blonds coupés en brosse, costume rayé, lunettes cerclées de métal, consulte des papiers, l’air soucieux, puis perché sur une jambe pour soutenir sa serviette, il compose un numéro sur son portable. Son visage s’éclaire. Nouveau toulonnais en quête d’appartement ? Homme d’affaires ?
On traverse le boulevard de Strasbourg, les toilettes publiques gratuites ouvertes de 9 à 19 heures sont fermées, les vitrines des Galeries Lafayette sont pleines de dessous printaniers, les poiriers sont en pleine floraison. Tu veux déjà t’arrêter ? Rue de la Paix, le Mâchon, restaurant, salon de thé, traiteur. Mâchon, Mâchon, pas très toulonnais comme nom, un lyonnais égaré ? L’accordéoniste, lui, c’est sûr que c’est un estranger, il te garantit que la valse qu’il écorche, le pauvre, est de son pays. Mais qui sait si Chostakovitch ne l’a pas empruntée au folklore roumain ? Tiens, bizarre cette musique orientale qui sort du magasin, je croyais que le patron était un fervent du FN ! Remarque, Le Chevallier et madame se sont bien « réfugiés » à Marrakech, paraît-il.
Deux couples jeunes et stylés passent en devisant gaiement, très bruns et vêtus de noir tous les quatre, les femmes : cinquante pour cent asiatique pour l’une, pur beur pour l’autre, chaussures pointues à hauts talons. Les deux hommes : bien méditerranéens, lunettes de soleil remontées sur les cheveux, comme sortant de chez le coiffeur, un piercing orne la barbichette de l’un, l’autre a un accent toulonnais de derrière les fagots et respire le bonheur de vivre. Sur le trottoir d’en face, un employé de Bronzo – c’est marqué sur sa veste vert phosphorescent – se débat avec une poubelle récalcitrante, d’origine maghrébine visiblement, l’employé. Passe une petite dame blonde tirée à quatre épingles, elle a le look « Mourillon », « marine » si vous préférez : les garçons doivent être aux scouts, les filles ont la coupe au carré et des jupes écossaises. On dirait un peu madame Le Chevallier, peut-être qu’elle n’est plus à Marrakech.
Marchons, marchons. On arrive place Victor Hugo, trois hommes en costard cravate conversent, les affaires reprennent ? Derrière eux un pépé en chemise à carreaux et béret basque nourrit les pigeons, il se lève, désabusé, son pain sec dans un sachet plastique, c’est Pépé le Moco ? Une dame bien mise s’avance vers nos trois hommes d’affaires, on se fait la bise, son sac à main rejoint les trois serviettes sur le banc, ça doit être des Toulonnais finalement. Midi sonne à la cathédrale, la terrasse du Central Bar commence à se remplir.
Ah, je te présente madame P. Hier soir, elle était à l’Opéra, Madame P a sa place attitrée au paradis, non, ne crois pas qu’elle soit riche, cette descendante d’immigrés italiens, d’abord le paradis, c’est à la portée de tout le monde : seize euros la place pour Manon Lescaut, d’accord, on est juste sous le plafond, mais on entend et on voit très bien, et ensuite, ça n’empêche pas d’être cultivée, la pauvreté ! D’ailleurs, pauvreté, c’est exagéré : pimpante comme l’Opéra fraîchement restauré lui-même et bien coiffée, Madame P ne se plaint pas, même si elle n’a pas une retraite de ministre, suivez mon regard. L’Opéra, c’est comme le rugby, je veux dire les tribunes du stade Mayol : on n’y rencontre pas toujours les Toulonnais qu’on attendait !
Sur le petit cours, cheveux grisonnants, bandeau rouge, tu l’as reconnu, c’est Daniel Herrero qui fait son marché. Nous voici en haut du cours Lafayette, je vois ton regard attiré par une cliente assise à la terrasse de l’Egyptien : des hommes parlent debout derrière elle qui semble attendre, un portable à la main, on ne voit qu’une fente dans son voile. Saoudienne de passage, Toulonnaise du quartier ? Place Puget, les terrasses de quatre établissements se délimitent savamment, tu vois le type brun tout en noir ? Encore un ! Eh oui, si tu es bien attentif, tu observeras des signes de reconnaissance qui ne trompent pas. Un corse ? Pardi, et même sympathisant du FLNC, chut.
On rejoint la rue d’Alger, jadis haut lieu du commerce toulonnais, la clientèle y grouillait avant d’être aspirée par le Centre Mayol. Au numéro 34 de la rue, à l’enseigne du Bottier d’Orsay, jaunissent dans une vitrine figée depuis dix – vingt ?- ans bottines et escarpins à l’élégance délicieusement surannée, les clients de l’époque seraient peut-être une bonne adresse, mais où les dénicher ? Etaient-ils de ces grandes familles qui ont fait récemment la une de l’Express ? Ou de ces « petites gens » qui à Toulon comme ailleurs aiment se mettre sur leur trente et un ? Ici, on peut être en tenue de facteur le matin et se saper comme un prince après la tournée !
Tu cherches le port, il suffit de traverser l’avenue de la République et de passer sous les immeubles pour arpenter le quai. Alors là, attention : soit tu as le bateau de plaisance avec la place au port, comme Julien, le type un peu voûté que tu vois passer avec son petit chien. En voilà un qui profite bien de la retraite, depuis quinze ans au moins : il a retapé un appart place Puget puis l’a revendu pour acheter une petite villa qu’il rénove tranquillement. Du coup, le bateau est un peu négligé, de toutes façons, sa femme qui travaille encore car elle est nettement plus jeune, n’est pas fana de navigation à voile. Ou bien tu es pêcheur, mais ça c’est une espèce en voie de disparition, on a croisé un survivant tout à l’heure, le pas pressé et les traits creusés mais je me suis peut-être trompé. Ne pas juger sur la mine ou le bonnet, avec sa gueule de métèque, de juif errant, de pâtre grec, il faisait très carte postale des années vingt !
Il te reste la marine. La Royale qu’ils disent, tu l’aperçois au fond, là où sont les grues, tous les bateaux peints en gris. Ben oui, quand même, Toulon, port de guerre ! Pour les marins, passe tôt le matin pour les voir embarquer ou en soirée, tu les trouveras attablés dans les bars, plus ou moins intéressés par les filles qui dansent pour le public. Le porte-avions là-bas ? Ah non, c’est pas le Charles de Gaulle, celui-ci, il était parti pour la casse, mais on nous l’a refoulé pour cause de désamiantage. Oui, c’est le Clemenceau, il doit finir en Inde, tu vois, là-bas, ils nous cassent les pierres, les bateaux, ça crée des emplois tout ça…
Et si pour finir, nous allions ce soir à la sortie du match ? Oui, allons voir la foule se déverser la mine réjouie – cette année le RCT n’a pas encaissé une seule défaite à Mayol, je te parle du stade, pas du centre commercial !-, alors là, tu vas en rencontrer, du toulonnais. Té, celui-ci, c’est pas Falco, le maire ? Il a pas mal réussi, le minot de Pignans ! Et la petite dame qui connaît tous les joueurs par leur nom et qui les invective quand ils font une cagade, si c’est pas une vraie Toulonnaise, celle-là! Ah non, elle est de la Valette, bon, c’est pareil ! Tiens, voilà Marcel, ancien du RCT, ancien prof de sport – on disait pas encore EPS – à Dumont, il paraît que c’était le plus grand lycée de France, à l’époque. Alors, ce match ? Eh, c’est sûr, c’est plus comme avant, trop d’argent. Et il en faudra encore bien plus si on remonte en première division, bon, la navette de Saint-Mandrier va partir, ciao !
Ciao, mon béou, moi aussi, je te laisse. Comment ça, et y sont où, les Toulonnais ? Oh, le Ravi, on n’est pas au stade, ici, reviens si tu veux en voir plus, ça grouille de toulonnais dans les rues !
Professeur Chaud d’Oreille, dit Chodo