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L’ambition de Pierre Tafani est de montrer que le clientélisme politique ne se résume pas à un acte de corruption des électeurs et de tordre le cou aux clichés tenaces tendant à le faire passer pour un phénomène exclusif des sociétés méditerranéennes. Bien au contraire, le clientélisme serait consubstantiel au fonctionnement politique des sociétés complexes. Autrement dit, pas de démocratie moderne sans clientèle politique, la France n’étant qu’un « pays de clientélisme intensif et banal ».
Un des problèmes récurrents auxquels se heurtent les recherches sur le clientélisme est sa définition : la clientèle politique est un objet flou, volatile, aux frontières mal définies, souvent confondu avec d’autres formes de solidarité plus ou mois proches, comme les réseaux, les ententes, les lobbies, les corporations, la franc-maçonnerie, etc. Cette difficulté se trouve renforcée encore par la réaction face aux pratiques clientélistes de l’opinion publique, qui hésite entre une attitude idéaliste et vertueuse pouvant confiner au puritanisme et une attitude pragmatique et permissive allant jusqu’au laxisme. Pour contourner ces difficultés, Pierre Tafani donne une définition minimale de la clientèle politique : la cellule de base est toujours un couple élémentaire associant un patron (l’élu) à un client (l’électeur), et la configuration d’ensemble est une collection de ces duos. Par ailleurs, la clientèle politique se caractérise par trois traits principaux : elle est une solidarité (entre le leader et des partenaires), une hiérarchie (un patron et des clients) et un instrument de pouvoir (s’emparer de la décision ou la conserver). Ainsi, la clientèle politique est « une concentration de pactes dyadiques entre les mains d’un décideur unique (le patron) à la recherche d’un surcroît de puissance par la fidélisation d’associés tributaires (les clients), à travers la satisfaction mutuelle de leurs objectifs variables ».
A chaque patron sa clientèle
Pierre Tafani décrit et analyse les pratiques clientélaires dans quatre contextes différents : un clientélisme « culturel » ou « traditionnel » en Corse, un clientélisme comme recours à Lille, un patronage urbain à Nice et un « clientélisme princier » retraçant le parcours politique de Jacques Chirac. Ces monographies permettent de définir deux types principaux de clientèles politiques : un clientélisme classique ou notabiliaire, caractérisé par la relation d’allégeance directe et personnalisée entre le patron et le client, et un « clientélisme organisationnel » où le lien entre patron et client est le plus souvent médiatisé par un intermédiaire, le maire étant mis en scène par la « machine » clientéliste.
La souplesse et la malléabilité de la clientèle politique permet à celle-ci de prendre des formes diverses et variées, largement dépendantes de la personnalité du patron, et de servir un objectif qui lui est propre. En Corse, le clientélisme est, pour Tafani, l’un des moyens employés par la société indigène pour se protéger de l’ingérence de l’Etat français. A Lille, il a permis à la municipalité socialiste de conserver le pouvoir local depuis 1919 en s’adaptant à l’évolution du contexte social pour mieux la contrôler : parti ouvriériste au début du siècle, le parti socialiste nordiste s’est transformé en un parti de classes moyennes. Tout se passe comme si le clientélisme avait permis à la municipalité lilloise de choisir son électorat, et non l’inverse. A Nice (lire ci-contre), les pratiques clientélaires ont permis aux autochtones (les Nissarts) de conserver le pouvoir alors qu’ils devenaient minoritaires dans la ville. La « machine » de Jacques Chirac lui aurait permis de placer ses fidèles à tous les échelons du pouvoir : dans son fief corrézien, à la tête des grandes entreprises, dans les grands corps d’élites, etc. Finalement, chaque usage, chaque contexte définirait ainsi une clientèle politique différente.
En procédant à une description détaillée des pratiques politiques dans les quatre cas étudiés, l’ouvrage de Pierre Tafani produit un nombre incalculable d’anecdotes, le plus souvent édifiantes, sur le fonctionnement concret du système politique français. Cependant, cette avalanche d’exemples, de noms, de dates, finit par desservir l’ambition de l’auteur. Dans de nombreux exemples, on ne voit pas ce qui distingue la pratique décrite des autres formes de solidarité évoquées plus haut : ententes, lobbies, corporatismes, etc. Lorsque Jean Médecin, lors de sa première élection, fait inscrire 23 fois son nom sur la liste au premier tour, on ne peut nier que l’on aboutit à une personnalisation du scrutin ; pour autant, est-ce un indice de l’existence d’une clientèle politique à Nice ? Plus gênant, certaines pratiques décrites semblent davantage relever d’une politique publique, certes contestable, que d’une pratique clientélaire. Lorsque Jacques Chirac, maire de Paris, instaure un revenu minimum pour les personnes âgées alors qu’il s’y était opposé lorsqu’il était Premier Ministre, on voit bien l’opposition entre une logique gestionnaire et une logique électoraliste. Néanmoins, flatter son électorat relève-t-il nécessairement d’une pratique clientélaire ?
Pierre Bert
Les Médecin, chefs de clientèle de père en fils
Le cas niçois se situe entre les deux types de clientélisme défini ci-contre, notabiliaire et organisationnel. Le médecinisme, que ce soit à l’époque du père, Jean, ou à celle du fils, Jacques, visait à favoriser le « peuple niçois », les Nissarts. Cette particularité se traduit au niveau politique par un rejet mou des extrémismes, idéologies étrangères, et par une défense systématique du particularisme nissart contre le centralisme parisien. Cette volonté de privilégier les autochtones au détriment des allogènes, qu’ils soient Niçois de fraîche date ou issus de l’immigration, peut générer des complicités pour le moins surprenantes. Ainsi, les élus médecinistes n’hésitaient pas, en plein conseil municipal, à s’adresser en niçois aux élus communistes, excluant de fait du débat la plupart des élus de droite non médecinistes et ceux de gauche non communistes.
Mais le système clientéliste niçois ne se résume pas à ce genre d’anecdotes cocasses. Pierre Tafani égrène une longue liste de services rendus par la municipalité Médecin : emplois municipaux et paramunicipaux réservés, embauches préférentielles chez les entrepreneurs amis, accès privilégiés aux HLM (l’attribution des logements sociaux par les municipalités semble être un indice pertinent des pratiques clientélaires en usage : à Lille, 70% des attributions sont gérées par la ville), location de logements du domaine communal à des prix défiant toute concurrence, appels d’offres téléguidés, surfacturations, pots de vins, …
L’exemple Niçois permet de montrer, à travers la dynastie Médecin père et fils, le caractère volatile et changeant de la clientèle politique. Elle dépend fortement du patron, chef des notables impressionnant le peuple niçois dans le cas du père, chef des partisans se posant comme son porte-parole dans le cas du fils. Elle sait également s’adapter au contexte institutionnel : si le système Médecin a su profiter des nouvelles opportunités que lui offrait la décentralisation à partir de 1982, il était tout aussi performant avant.
Pierre Bert
Lucien Weygand, une carrière marseillaise
La carrière politique de Lucien Weygand, construite sur le logement social, apparaît comme symptomatique des pratiques en cours sous Gaston Deferre.
Marseille est une ville pauvre et les logements sociaux y ont une place prépondérante. Ainsi, entre 1968 et 1974, près d’un tiers des logements mis en location sont des HLM, et en 1987, les deux tiers du parc locatif de la ville est constitué de logements sociaux. Or, il faudra attendre le milieu des années 80 pour que la loi définisse des critères sociaux dans l’attribution de ces logements. Avant cela, on se contentait de vagues déclarations de principes et aucun critère n’était sérieusement codifié. 60 % des attributions dépendaient de la mairie qui établissait, par l’intermédiaire notamment du cabinet du maire, un partage de cette ressource entre les différents « chefs de clientèle », sans omettre d’en distribuer quelques miettes à l’opposition.
Cette redistribution des ressources du logement social, mais aussi de l’emploi (au milieu des années 60, la mairie disposait, directement ou indirectement, d’environ 50.000 emplois) à différents chefs de clientèle qui construisent à leur tour leur carrière à partir de leur fief électoral, dans lequel ils sont implantés de longue date et peuvent distribuer ces ressources, constitue la base du deferrisme. Charles-Emile Loo, Marius Masse, la famille Guérini et Lucien Weygand sont quelques-uns de ces chefs de clientèle, élus locaux sans réelle envergure nationale, mais incontournables dans leur territoire.
Né dans le quartier villageois de St. Just, Lucien Weygand a fait sa carrière politique dans le 16ème canton de Marseille, mitoyen de son village natal et comprenant les quartiers de Malpassé, Montolivet, La Rose, St. Mitre et St. Jérôme. Il fut conseiller général (16ème canton) de 1973 à 2002, vice-président (1985-1988), puis président du Conseil général (1989-1998), avant de laisser la place de conseiller général à son fils en 2002. Il fut conseiller municipal de 1959 à 1983, maire du 1er secteur (1er, 4ème, 13ème, 14ème) de 1983 à 1989, candidat battu à la mairie en 1995 puis conseiller municipal d’opposition jusqu’en 2001, et enfin, conseiller régional depuis 1974. Mais sa compétence s’est construite essentiellement sur le terrain du social et de l’assistance, puisque Weygand a été un des membres fondateurs de la fédération Léo Lagrange à Marseille et vice-président national de Léo Lagrange dans les années 1970. Il est donc adjoint aux ?uvres sociales de 1971 à 1977 et président du Bureau d’Action Sociale. Si l’on ajoute à cela qu’il entretenait les meilleures relations avec Jean Calvelli, directeur du cabinet du maire, on comprend que Lucien Weygand régnait en maître sur l’attribution de logements sociaux dans son territoire. On peut même dire qu’il a façonné sa carrière sur ce territoire, et, réciproquement, qu’il a façonné ce territoire.
Mais la politique clientélaire a ses limites, que Lucien Weygand fut l’un des premiers à percevoir. A partir de la fin des années 70 notamment, le nombre de logements sociaux ou d’emplois diminue, alors que la pression sociale sur les élus se maintient. Après la défaite des socialistes aux élections cantonales de 1979, Weygand adresse un rapport confidentiel à Gaston Defferre dans lequel il fait le constat d’une politique clientélaire qui n’a plus la même efficacité. Et tout en écrivant qu’il « paraît évident que l’on doit mettre à disposition des élus quelques moyens de satisfaire leurs électeurs, ou cesser ce type de pratiques », il demande au maire de relancer les politiques municipales en matière d’amélioration des services publics. Les années 80 marquent donc une inversion de la tendance en matière de redistribution des ressources, avec la baisse des ressources disponibles en matière de logements et d’emplois publics. Sans qu’il y soit mis fin, le clientélisme change de nature.
Libero d’Auria / Gilles Mortreux