Scénario hold-up social : Le droit du travail contaminé
« Ce que le gouvernement met en place en matière de droit du travail en cas d’épidémie est plus inquiétant que la grippe elle-même. » Pierre-Henri (1) sait de quoi il cause. Médecin du travail en Provence-Alpes-Côte d’Azur, il doit informer les employeurs sur la nature du risque et les mesures à prendre pour s’en protéger. Il doit aussi veiller, en les conseillant, à ce que les entreprises mettent en place un « plan de continuité de l’activité ». Il a donc lu très attentivement la circulaire publiée le 3 juillet par la direction générale du travail (DGT) « relative à la pandémie grippale ».
Le ministère du Travail y exprime un souci majeur : « éviter un mode de fonctionnement dégradé de la société » dans l’hypothèse où l’épidémie, à son paroxysme, toucherait 25 à 40 % des effectifs salariés. Une fois n’est pas coutume, l’administration sait trouver des accents lyriques : « Il en va de la survie de l’économie nationale, des entreprises et de la sauvegarde de l’emploi. » Principales idées pour relever le défi ? « La tendance est clairement à vouloir chambouler toutes les règles qui encadrent le contrat de travail », résume Pierre-Henri.
« Plus inquiétant que la grippe elle-même »
La circulaire du 3 juillet indique qu’en cas de passage en phase 6 de la pandémie, l’employeur pourra adapter l’organisation du travail de son entreprise et le travail de ses salariés. Exemple ? Il sera autorisé à modifier « unilatéralement » le nombre de tâches et le volume horaire de travail. La DGT est sans ambiguïté : « Le refus du salarié constitue une faute pouvant justifier le licenciement. » Et n’espérez pas faire valoir votre « droit de retrait » ! Là aussi, la circulaire est limpide : « En phase 6 (…) le droit de retrait ne peut en principe trouver à s’exercer. » Restent quelques garde-fous mais assez fragiles. Si l’Etat incite les entreprises à développer le télétravail, un patron ne peut pas obliger son employé à accepter. Sauf s’il reçoit une autorisation administrative. Prévoyante, la DGT invite les inspecteurs du travail « à faire preuve de souplesse et de réactivité face aux demandes des entreprises ».
« Sur le terrain, on sent comme une poussée chez les employeurs, constate Pierre-Henri. Du fait de cette situation supposée de crise, certains cherchent à serrer la vis aux salariés. Une entreprise de la région, dans le secteur médico-sanitaire, a proposé à ses employés de rembourser les heures où ils seront grippés et absents en ponctionnant sur leurs futures journées de réduction du temps de travail. C’est pourtant illégal. » A quoi ressemblent les fameux « plans de continuité de l’activité » ? A pas grand-chose pour l’instant dans de très nombreuses entreprises ou administrations ! « Pour les employés de la Ville et de la communauté urbaine de Marseille, rien n’est sorti pour l’instant, rien n’est prévu, aucune discussion n’est programmée », confiait fin août Roger Aymard, du SDU-FSU, syndicat des agents territoriaux.
« Il va y avoir un sacré cafouillage »
Car il y a comme un décalage, là aussi, entre la profusion des circulaires, déclarations ou communiqués gouvernementaux et la réalité de ce qui se met en place. « C’est un peu comme si l’Etat et les hommes politiques voulaient avant tout se protéger en multipliant des textes paravents, souligne Pierre-Henri qui, avec ses collègues de la médecine du travail, tente de se repérer dans la jungle réglementaire. Ces textes semblent surtout être là pour pouvoir dire » ne nous reprochez rien, on l’a prévu « . En fait, il n’y a pas d’homogénéisation des plans de continuité, les consignes pratiques selon les cas particuliers sont très mal envisagées. Inutile d’être un prophète pour savoir qu’en cas de phase 6, il va y avoir un sacré cafouillage et de gros phénomènes de désorganisation. »
Une marge certaine existe encore entre les intentions du gouvernement et leur mise en œuvre. Frédéric Lefebvre, le porte parole de l’UMP persuadé que « beaucoup de Français ont besoin du travail pour guérir », va devoir s’accrocher avant qu’on autorise un salarié en arrêt maladie à bosser de chez lui. Les syndicats ne prennent donc pas trop au sérieux les circulaires estivales du ministère ou le danger d’une régression sociale pandémique. « Bien sûr, nous allons faire attention aux nouvelles demandes de chômage partiel pour éviter que des entreprises profitent d’un effet d’aubaine avec le virus H1N1, note Alain Bard, secrétaire général de la CGT des Alpes de Haute-Provence. Mais beaucoup de salariés prennent les discours sur la grippe comme un effet d’annonce. » Et de conclure, fataliste : « Le gouvernement n’a pas besoin de la grippe A pour remettre en cause le droit du travail… »
Michel Gairaud