Louis Schweitzer, président du Festival d’Avignon
Il est une heure du mat’, M. Schweitzer
Vroumm, vroumm ! (dans sa Logan intérieur cuir, il fait le tour de la cour d’honneur du Palais des Papes en 13’40 chrono, puis s?arrête au stand). Le rapport ? Mais c’est la culture catégorie poids lourds, comme vous l’écrivez ! La culture, j’en ai plein le semi-remorque. Renault, le « créateur d’automobiles », comme on dit dans la pub. Au fait, on vient d’inaugurer 14 500m2 dédiés à la com’ de Renault (1), avec musée de bagnoles, etc. Et qui dit musée dit culture, non ? Sinon, je sors au théâtre deux fois par semaine minimum. Quand je vais voir Hamlet à Nanterre, je lis la pièce (dans l’édition de la Pléiade, of course) pendant l’entracte. Comme ça, les journalistes bêlent : quelle passion pour le théâââtre ! Ça ne vous suffit pas ? J’ai refourgué l’île Seguin à mon pote Pinault pour qu’il y bâtisse sa fondation d’art contemporain, modestement éponyme. Pinault, le protégé de Chirac pour qui les contribuables payent les centaines de millions d’euros de l’ardoise d’Executive Life. Mais on n’est pas du même bord, parce que moi, je suis de gauche, enfin : « je dis toujours, je suis patron – et – de gauche, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. » (2) Ah, ah, ah ! Assez ri, je suis au conseil exécutif du MEDEF (hé, hé, coucou les intermittents !), bientôt à la présidence du MEDEF International, j’ai refusé de succéder à Seillière, parce que j’ai pas que ça à foutre : je touche des jetons de présence chez Veolia, Volvo, BNP-Paribas, Philips, Allianz, AstraZeneca, EDF, l’Oréal… Je garde aussi une fesse chez Renault avec la présidence du conseil d’administration. Si je n’ai qu’un cul, je ne manque pas de fauteuils, comme vous le voyez. A soixante-trois ans, la retraite, c’est pour les fainéants. Avignon, ça fait un de plus pour ma collec’ (mais j’ai dû laisser la présidence du Louvre en contrepartie). J’en oubliais un autre : la présidence de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE), où j’ai été nommé par Chirac. L’égalité, j’en connais un rayon là-dessus. En 2003, je me suis augmenté de 19 %, j’ai palpé 1 970 000 ? (rien que chez Renault). Un revenu que j’ai fait sextupler en sept ans. Mais je le mérite bien : comme toutes les entreprises du CAC 40, Renault s’est gavé cette année, avec 3,5 milliards ? de bénéf’. Les salariés, eux, ont eu droit à 2,1 % d’augmentation, à peine de quoi couvrir l’inflation, royal ! Moi, le patron « et de gauche », je suis celui qui a privatisé Renault, fermé Vilvoorde, et cassé tous les avantages sociaux de feue la régie. Par exemple, à l’usine de Douai, Renault a employé jusqu’à 80 % d’intérimaires, ce dont on a tout de même dû rendre compte devant les tribunaux. J’ai beau être le petit-neveu du docteur Schweitzer, je ne suis pas né à Lambaréné, mais à Genève. Ensuite, Sciences Pipo, ENA, l’inspection des finances… Bref, la routine. Fabius me prend dans son cabinet de 1981 à 1986. Puis j’entre chez Renault, que je dirige à partir de 1992. Vous connaissez la suite. Commandeur de La Légion d’Honneur et de l’Ordre du Mérite, certains me soupçonnent d’être de l’Opus Dei, tout ça parce que j’ai donné une conférence chez eux à Paris. Mon chef-d’?uvre social, c’est la Logan, vous savez, la bagnole à 5000 euros. Grâce à moi, les prolos pourront se payer un cercueil à roulettes tout neuf. On pourrait l’appeler la « voiture du peuple », mais c’est une marque déposée. Comme quoi, j’ai rien inventé. Au début, on voulait juste conquérir les marchés émergents, que tous les Chinois et autres Indiens puissent polluer eux aussi. En définitive, on a tellement appauvri les « pays riches », que la Logan va faire un tabac ici aussi. Ah, Avignon, je vois d’ici toutes les Logan garées sous les remparts pour venir contempler les ruines de l’héritage du théâtre populaire de Jean Vilar. Mais non, la gauche n’est pas morte !
Paul Tergaiste