Les néoruraux, trente ans après
Le Ravi : Quand on arrive à Forcalquier, on pense qu’on va voir des néoruraux partout, mais ils ne sont pas si visibles que ça…
Franck Pourcel : Ça dépend de quelle visibilité on parle. Ce qu’ils ont à montrer, ce sont surtout des choix de vie, des manières de vivre, qui ne se résument pas à des représentations vestimentaires. Quand j’étais petit et que j’allais sur le marché d’Apt, je me souviens qu’ils avaient des vestes en peau de mouton et ce genre de trucs. C’est encore la vision qu’en avait la DRAC (Direction régionale des affaires culturelles) quand ils nous ont demandé cette recherche…
Anne Attané : Il y a une spécificité locale à Forcalquier ; les néoruraux ne sont pas seuls, parce que le pays n’était pas complètement désertifié quand ils sont arrivés. Giono avait déjà entamé le retour au village. Et aujourd’hui, il y a des lotissements qui poussent partout. C’est pourquoi les néoruraux n’ont peut-être pas une place centrale. C’est différent dans d’autres régions, dans certains coins des Corbières par exemple, au-dessus de Narbonne, où en hiver, il n’y a vraiment plus que les néoruraux qui restent et qui maintiennent les marchés.
FP : Ils sont allés chercher le mieux vivre, c’est une volonté d’être. C’est différent de l’immigration plus récente. Beaucoup vivent du RMI et sont artistes, ou vivent mal de leur agriculture. A l’époque, ils ont su trouver des logements à bas prix en rénovant les vieilles maisons au centre des villages. Mais les prix ont monté, et aujourd’hui les propriétaires leur demandent de partir, pour pouvoir vendre. C’est une pression économique qui les pousse à s’en aller, mais surtout qui freine et qui retarde les nouvelles installations. Ils ont l’impression que le secteur devient le nouveau Luberon.
Katrin Langewiesche : Ils vendent aux nouveaux arrivants qui ne pourraient pas s’installer autrement. Ils essaient de maintenir le terrain pour se le passer entre eux, et empêcher parfois des projets immobiliers.
Le Ravi : Les néoruraux s’organisent entre eux, mais ont-ils investi les lieux de pouvoir local, les conseils municipaux par exemple ?
AA : Oui. Et ils ont également du pouvoir dans les écoles. En politique, ils sont présents avec les Verts à Forcalquier. Ils sont reconnus par la mairie, notamment pour leurs actions culturelles ; il y a même une petite campagne de séduction auprès du Garage Laurent [lieu de création et d’expositions artistiques situé à Forcalquier animé par des néoruraux]. Il n’y a pas longtemps, le maire est venu y faire un discours, et s’est laissé enrouler dans des rubans de plastique, sans broncher… Il y a un intérêt du politique, comme il peut y en avoir un en ville pour les compagnies d’arts de la rue ou de cirque.
KL : Dans le milieu agricole, les néoruraux sont moins entendus que dans le domaine culturel. Ils s’organisent eux-mêmes, en fondant des associations ou des labels. Par exemple, ils ont créé le Syndicat des simples, qui a élaboré une charte de la cueillette des plantes médicinales, qui est plus stricte que les obligations de la profession.
Le Ravi : Ils ont donc une certaine influence ?
FP : En fait, nos perceptions depuis la ville ne prennent pas en compte leur force de proposition. Il y a le mythe des ex-hippies fumeurs de hasch, mais ce n’est plus ça. On a été agréablement surpris de trouver des gens comme tout le monde. C’est une population qui, par sa marginalité, prête facilement le flanc à la caricature ; même les sympathisants utilisent cette image. Par exemple, on entend dire qu’ils sont fainéants, qu’ils se la coulent douce. Le livre va à l’encontre de ce cliché, il montre la difficulté du travail et de leurs entreprises. Ils en ont bavé. Ce ne sont pas des glandeurs : ils recherchent une meilleure qualité de vie.
AA : C’est d’ailleurs ce qu’ils disent au début, puis ça devient tellement évident qu’ils n’ont même plus besoin de le dire. C’est un art de vivre, un rapport au temps. Ce sont des gens qui retravaillent en permanence l’imaginaire de notre société : notre rapport à la nature, au progrès technique, à la médecine, à la création artistique, etc. Et la société puise dans ces imaginaires. Car la société de consommation est prédatrice, elle va chercher les idées là où il y en a.
FP : C’est vrai que les néoruraux sont pris en compte, au niveau national et international. Par exemple les nouveaux choix dans l’habitat, quand les constructeurs utilisent le chanvre en isolation. Il y a un basculement également sur l’alimentation : on pense maintenant que ce qu’on mange nous empoisonne. Cela provoque l’intérêt des médias pour le mieux vivre ou la qualité biologique des aliments.
AA : Ils mettent en pratique les aspirations de la société. Il y a une méfiance générale vis-à-vis de la médecine, et eux la mettent en pratique. A leur tour, ils deviennent des exemples, et pour commercialiser leurs produits, ils font la promotion de leurs expériences.
FP : Ce qu’ils prônent, c’est de prendre en main sa vie. D’après eux, on a trop fait confiance à ceux qui nous proposaient quelque chose pour notre vie.
AA : Le rapport aux autres au quotidien les singularise également. Quand on arrive chez quelqu’un, le partage des tâches est assez évident : tout le monde peut participer au fonctionnement de la maison, à la différence des conventions habituelles qui veulent qu’un invité ne fasse rien. Le rapport aux enfants est aussi très différent : ils sont présents, mais on ne les met pas au centre de tout, des activités, des discussions, etc. Dans le deuil, ils ne sont pas exclus, et on ne leur cache pas la mort. C’est une tendance lourde pourtant dans notre société de les aduler, de les protéger. Tout cela montre le travail psychologique que les adultes ont dû élaborer par rapport aux autres façons d’être en société.
Le Ravi : Et cette rupture, justement, est-ce qu’ils en parlent ? Quelles sont les raisons qui ont provoqué le départ ?
KL : Les gens mettent toujours un peu en scène leur passé. Ils évoquent souvent une rupture affective, un chagrin amoureux qui les a amenés à rompre avec tout le reste.
AA : Ils n’en font pas des tartines. Si on ne pose pas la question, ils n’en parlent pas. Parce que ce n’est pas ce que tu fais ou ce que tu as fait dans ta vie qui détermine les relations. C’est vraiment la qualité de l’interaction qui amène les gens à se revoir ou pas.
FP : Les néoruraux parlent plus facilement de ce qu’ils veulent devenir, de ce qu’ils mettent en place pour mieux vivre, éduquer les enfants comme ci ou comme ça. C’est aller du présent vers l’avenir, prendre aujourd’hui comme il est, le mieux possible.
AA : Les plus âgés commencent quand même à angoisser pour leurs vieux jours. Ils n’ont rien prévu comme retraite. Ils vont sûrement développer des solutions originales pour s’occuper des vieux, ils n’ont pas fini de nous étonner.
FP : Ceci étant, on les présente comme une force de proposition, mais ils ne choisissent pas la facilité. Accoucher à la maison, sans péridurale, avec un allaitement long, c’est beaucoup d’efforts. Ils se rendent compte des difficultés, et ce n’est pas toujours facile. Quand une femme raconte sa grossesse, et finit par éclater en sanglots, elle réalise ce qu’elle a enduré. La norme se révèle étouffante pour les femmes, non pas parce qu’elle serait imposée, mais parce qu’elle se révèle lourde pour l’individu. Pour la scolarisation des enfants, c’est pareil : on leur dit de ne pas déléguer mais ils hésitent. C’est très dur d’éduquer seul ses enfants. Ou encore le fait de ne jamais dépenser d’argent pour la maison : quand ils vieillissent, ils s’excusent presque de dépenser 25 000 francs pour installer le chauffage central. On dit même de certains qu’ils ont « craqué » quand ils ont installé l’électricité.
KL : C’est la même chose pour les enfants : ils produisent des normes difficiles à porter. Les enfants doivent également trouver une voie personnelle qui soit forcément originale.
Le Ravi : Vous avez fait une cinquantaine d’entretiens, est-ce que vous avez repéré des traits communs dans les origines sociales et les histoires personnelles des néoruraux ?
KL : Certains viennent de la haute bourgeoisie, et d’autres de familles modestes. Il y a plusieurs facteurs de rupture, mais ce qui apparaît c’est que tous entretenaient des rapports conflictuels avec leur famille, par rapport à l’environnement religieux par exemple. Ils rejettent également la routine du boulot/dodo, et là dessus ils ont souvent connu un chagrin d’amour.
AA : On observe pour les milieux de la haute bourgeoisie comme pour les ouvriers de la banlieue parisienne. On veut fuir le milieu d’origine, ne pas répondre à la prédestination sociale.
FP : Bien qu’on l’ait peu abordé dans le livre, il y a un domaine dans lequel les néoruraux se démarquent fortement, c’est celui de la mort et du deuil. La prise de conscience de la mort n’est jamais dramatique. Ça fait partie de la vie. On se rapproche des religions hindouistes. C’est un départ et tout le monde veut montrer sa présence lors de la veillée.
AA : Quand il y a un deuil, les néoruraux inventent des pratiques de deuil. Ils exigent souvent que le corps revienne à la maison pour une veillée. Et en même temps, quand on manifeste sa peine, on amène des tartes, on va rire, et à un moment quelqu’un va pleurer, et il y aura une place pour le chagrin. Pour une veillée, au printemps, ils avaient entouré le corps de branches d’arbres fruitiers en fleur : on avait l’impression de voir une fée, il y avait quelque chose de beau.
Le Ravi : Il y a toujours une part de rire et de joie au cours des enterrements…
FP : oui, c’est le cas en Provence par exemple, mais il y a quand même un moment solennel et triste, lors de la cérémonie à l’église par exemple. Alors que chez les néoruraux, c’est une continuité, il n’y a pas de moment dramatique.
KL : Une autre chose marquante est que la mort est vécue uniquement dans le cercle des amis. C’est pourtant l’occasion de retrouver la famille élargie, mais ça ne se passe pas.
Propos recueillis par Etienne Ballan
Anne Attané et Katrin Langewiesche sont toutes deux titulaires d’un doctorat d’anthropologie sociale à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Elles travaillent parallèlement en Afrique de l’Ouest sur les mutations familiales et sur les changements religieux. Leurs recherches à Forcalquier auprès des néoruraux ont duré deux ans. Franck Pourcel, quant à lui, est photographe indépendant à Marseille où il vit et travaille. Il poursuit une réflexion sur les rapports que l’homme entretient avec son environnement direct et étudie les liens entre photographie et sciences sociales. Il a déjà publié, en 2003, aux éditions Parenthèses, Stèles de Camargue.
Néoruraux, vivre autrement, Anne Attané, Katrin Langewiesche, photographies de Franck Pourcel, Le Bec en l’air / Garage Laurent, 2004, 144 pages, 24 ?.