« Les modes touristiques changent très vite »

juillet 2005
Agrégé d'histoire, président de l'association méditerranéenne de sociologie du tourisme, Marc Boyer est « le » spécialiste des « migrations oisives ». Il a étudié les origines du tourisme et ses différentes pratiques contemporaines. Qu'elles soient « élitistes » ou « massives »...

Selon vous, rien ne prédispose objectivement une destination à devenir touristique. Pourquoi ?

Le tourisme n’a pas toujours existé, c’est une invention des hommes qui a pris forme au 18ème siècle. Des ouvreurs de voie, des « gate-keepers », presque toujours britanniques, ont inventé des modes, des lieux et des pratiques. Par exemple, le « créateur » de Nice, c’est le docteur Smollet. A la recherche d’une ville où il puisse « respirer librement », il y trouve son bonheur en 1763 et le fait savoir en Grande Bretagne dans ses « Letters from Nice ». En 1834, Lord Brougham, un ancien Chancelier d’Angleterre, découvre Cannes et décide d’y construire une villa pour y passer l’hiver lors des dernières années de sa vie entraînant dans son sillage l’aristocratie londonienne. Au 20ème siècle, ce sont les américains de Montparnasse, en 1925, qui « inventent » Juans-les-Pins. A partir de cette date, la méditerranée cesse d’être détestée l’été : au lieu de se protéger du soleil, les gens de la bonne société cherchent désormais à s’y exposer.

Quel sens ont les « migrations oisives » depuis qu’elles sont apparues ?

A l’origine du tourisme, il y a donc au départ une curiosité pour l’ailleurs qui pousse à faire des voyages de manière gratuite pour se cultiver l’esprit et accéder à des biens supérieurs. Le pèlerinage, d’une certaine manière, fut un phénomène précurseur bien qu’un bénéfice en était attendu dans l’au-delà. Au 19ème siècle et jusqu’en 1930, les rentiers développent une culture de l’oisiveté et cherchent à se distinguer des bourgeois qui ne pensent qu’à s’enrichir. Pour se différencier, ils pratiquent notamment intensivement le tourisme et le sport. Cette culture de la distinction va perdurer au-delà de la première guerre mondiale puis se diffuser par « distillation » vers les couches sociales moins riches, puis les classes moyennes via, en France, des cheminots ou les enseignants par exemple, dont les conditions de travail facilitent le voyage. 1936 n’a pas inventé le tourisme de masse, mais l’a simplement annoncé. C’est lors des 30 glorieuses qui suivront la deuxième guerre mondiale que les pratiques touristiques vont se généraliser. Les mêmes processus d’inventions élitistes demeurent de nos jours, mais sont imitées de plus en plus vite par la majorité des gens.

La démocratisation du tourisme semble se heurter à un seuil infranchissable. Est-ce définitif ?

En France et en Europe, 60 % de la population part en vacances. Depuis 1988, on assiste à une fin de la hausse des taux de départ. L’appropriation massive des vacances semble donc buter sur un seuil. Il y a plusieurs explications à cela. D’abord, 10 % des non partants le sont par choix. Le tourisme n’est pas un besoin fondamental comme manger, dormir ou se loger ! Ensuite, il y a des barrières physiologiques, l’âge ou un handicap par exemple. Mais celles-ci, se sont beaucoup abaissées. Enfin, surtout, des gens ne partent pas faute de ressources suffisantes. Souvent, les non partants ne le sont pas de façon définitive : ce sont des vacanciers intermittents, qui voyagent tous les 3 ou 4 ans. Les vacances pour tous n’ont jamais été au programme de 1936 ou de 1981. A droite, les « libéraux » préfèrent valoriser le travail. Mais les vacances ne sont pas non plus vraiment une priorité des syndicats. Même la réduction du temps de travail défendue par Martine Aubry n’avait pas pour objectif de diminuer le chômage mais de favoriser l’emploi. Ce sont les classes moyennes et supérieures qui se sont emparées du dispositif pour multiplier et fragmenter les départs en vacances.

Le leadership touristique de la région Paca est-il menacé ?

Les modes touristiques changent très vite. A la fin du 19ème siècle, il fallait, si on appartenait à la bonne société, aller passer l’hiver sur la Côte d’Azur. Le midi était prisé surtout, ce qui peut étonner aujourd’hui, pour sa verdure, ses fleurs et ses oranges ! Tout cela a décliné très vite au tournant des années 1930 et au profit des sports d’hiver ainsi que des pratiques balnéaires sur les plages en été. Prenons le ski. Contrairement à ce que prétendent les politiques de façon un peu démagogue, la démocratisation des sports d’hiver n’est pas à l’ordre du jour. Au contraire, le ski reste à la mode pour beaucoup parce que c’est une pratique élitiste. Une journée de ski – avec les locations, le matériel – coûte bien plus cher qu’avant-guerre ! La région Paca était autrefois une destination thermale prisée. Il ne reste guère que Gréoux-les-Bains et Dignes sur ce créneau. Mais même la « balnéarisation » pourrait ne pas être éternelle. Le Languedoc ou l’Espagne sont des régions moins chères ? Des destinations dites « soleil » peuvent également prendre un tour plus « élitiste », à l’image de certaines formules « safari » à l’étranger qui, lorsqu’elles sont à la mode, concurrencent directement des séjours sur la Côte d’Azur par exemple.

Comment caractériser plus précisément le Sud-Est ?

L’un des points forts de Paca reste la maison de campagne, les résidences secondaires. Les gens du midi oublient souvent qu’ils sont eux-mêmes très fortement émetteurs de pratiques touristiques. Plus la population de Marseille, Toulon et Nice augmente, plus cela favorise mécaniquement le tourisme de proximité. Les villages, le pays intérieur sont particulièrement prisés par les urbains. On trouve même, là aussi, des lieux adoptés par la « société élitiste ». Le « modèle Lubéron » – où on a assisté en quelque sorte à un mécanisme d’escalade du snobisme – tend à se reproduire dans certains coins du Haut Var, des Alpes-de-Haute-Provence ou des Alpilles dans les Bouches-du-Rhône. Et puis persistent les « presqu’îles » aristocratiques comme Cap Antibes, Saint Tropez… Et, sur le même schéma, certains villages perchés comme Vence… A l’arrivée, il est difficile de trouver des endroits en Provence intérieure où le tourisme ne soit pas présent, autour de Fos-sur-Mer, de Brignoles… Et, encore !

Propos recueillis par Michel Gairaud

Marc Boyer vient de publier – Histoire générale du tourisme, du XVIe au XXIe siècle, aux éditions L’Harmattan. – Ainsi qu’un second ouvrage, Les villes d’eaux, aux presses universitaires de Grenoble. – Il est également l’auteur, aux éditions de l’Aube, de Histoire de l’invention du tourisme, consacré aux origines et au développement du tourisme dans le Sud-Est.

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