Les Kurdes, éternels dindons de la force

juillet 2003
Alors que le vieux continent a réglé une grande partie des problèmes de reconnaissance de ses minorités, il est un peuple entre Orient et Occident qui voudrait démocratiser son « grand frère » turc. Sans grand espoir... Et la guerre en Irak n'a pas arrangé les choses.

C’est un sujet qui fâche : la Turquie doit-elle intégrer l’Union européenne, et si oui, à quelles conditions ? Lorsqu’un ancien président de la République Française, aujourd’hui en charge de la réforme de l’UE, se déclare ouvertement hostile à cette adhésion, on peut effectivement douter qu’elle soit réalisée dans un futur proche. Pourtant, en Turquie même, cette volonté d’adhésion fait la quasi-unanimité, et le nouveau gouvernement, qualifié d’islamiste modéré, l’a promis à ses électeurs. Parmi d’autres obstacles à lever, la question kurde paraissait jusqu’à récemment un terrain d’évolution possible. La guerre en Irak est venue rappeler que la position turque vis-à-vis des kurdes restait très ferme : l’armée turque a plus d’une fois menacé d’intervenir si les combattants kurdes irakiens prenaient des positions durables dans les villes de Kirkouk et Mossoul. Avec la franchise qui caractérise les militaires (non occidentaux, bien sûr…), les autorités turques montraient clairement leur intérêt stratégique : ne pas laisser exister une entité politique kurde viable. Dans ce contexte, les réformes apportées récemment par le gouvernement turc paraissent bien maigres aux yeux des militants des droits de l’homme. Eren Keskin, vice présidente de la Ligue des Droits de l’Homme en Turquie, remarque que « l’état d’exception a été supprimé, et le préfet aussi, mais une autre institution spéciale l’a remplacée aussitôt, dotée de pouvoirs plus importants. La langue kurde a bien été reconnue, mais les personnes qui militaient pour cette reconnaissance à l’université ont été arrêtées et expulsées de l’université. La Turquie n’a pas changé ». A l’occasion de la guerre en Irak, le Hadep, principal parti kurde, arrivé en tête aux élections de 2002 dans treize départements, a été interdit. Malgré les pressions européennes, le système répressif turc est donc toujours en place.

De ce fait, les militants kurdes de Turquie en sont venus à demander la réforme du régime turc plutôt que leur indépendance ou même leur autonomie. D’une part, aucune élite kurde n’a su porter jusqu’à présent un projet politique d’indépendance, et dépasser à cette occasion les clivages tribaux et linguistiques qui divisent les kurdes. Mais d’autre part, l’histoire de la lutte montre l’échec des actions violentes et la fragilité des soutiens extérieurs. Gérard Groc, chercheur à l’IREMAM (Institut de Recherches et d’Etudes sur le Monde Arabe et Musulman) à Aix-en-Provence, rappelle que « les kurdes sont obligés de se battre dans un cadre étatique. Ils font des alliances avec un Etat voisin, mais toujours contre l’Etat d’origine. Et ces alliances s’effondrent dès lors que le conflit entre les deux Etats est réglé ». De la même manière, les révoltes armées ont jusqu’à présent échoué en Turquie, comme le montre l’évolution du PKK d’Abdullah Ocalan. Mouvement violent dirigé d’abord contre les « collaborateurs » kurdes du régime turc, il s’est attaqué aux civils au milieu des années 80, ce qui a suscité un rejet de la part de la population locale. Mais progressivement, le mouvement a ciblé les forces turques et regagné la sympathie d’une partie de la population, tout en subissant les représailles turques contre ses bases en Irak. L’arrestation d’Ocalan en 1998 a amené le mouvement à renoncer à la lutte armée, et la montée en puissance du Hadep, qui a conquis plusieurs municipalités en avril 1999, consacre le choix de la lutte politique au sein des institutions turques.

Les représentants du mouvement kurde à Marseille confirment ce choix. Le président de la Maison du Peuple Kurde (MPK), estime que « le PKK n’est pas un danger pour la Turquie, car c’est une force dont l’objectif est la paix en Turquie. Il reconnaît l’indivisibilité de la Turquie ». Plus généralement, le mouvement revendique aujourd’hui moins l’autonomie d’un peuple que la reconnaissance des droits individuels des kurdes en Turquie, notamment parce que les liens entre kurdes et turcs sont nombreux et anciens. Dans une chanson de promotion électorale en 2002, le Hadep se présente comme le parti de la démocratie, plutôt que le parti des kurdes. Revendiquer la démocratie est en effet plus facile à une époque qui voudrait laisser derrière elle le nationalisme et tous les maux qu’il a engendrés. C’est comme si le droit des kurdes arrivait un peu trop tard sur la scène internationale…

A ce titre, la guerre en Irak laisse dubitatifs les militants kurdes. Pour le président de la Maison du Peuple Kurde, « la situation actuelle, née de la guerre de 14-18, va nécessairement changer. Mais entre le risque que cela soit pire, et l’espoir que ce sera mieux, les chances sont égales. Car les Etats Unis ne vont pas apporter la démocratie, mais une exploitation peut-être pire sous une autre forme qu’ils appellent démocratie ». Si les kurdes d’Irak peuvent attendre une meilleure reconnaissance de leur autonomie, les kurdes de Turquie n’y gagneront sans doute pas grand chose : « il va y avoir un durcissement, des assassinats. Nous sommes préparés à cela », prévoit Eren Keskin. Les travaux du Congrès National du Kurdistan ont pour objectif de coordonner les luttes des différents partis kurdes, mais Mme Keskin attend plus de l’évolution interne de la société civile turque : « Si la Turquie se rapprochait de l’Europe, cela donnerait des transformations de façade. La démocratisation doit venir de dynamiques internes ». Un objectif qui continue de se heurter au système répressif établi en Turquie, où l’armée jouit d’une très bonne réputation, par opposition à une classe politique réputée corrompue. Dès lors, comme le regrette le président de la MPK, « aujourd’hui on considère un kurde combattant contre Saddam Hussein comme un combattant de la liberté, alors qu’un kurde combattant contre la Turquie, c’est toujours un terroriste… ».

Etienne Ballan

De la centralisation à la répression

La politique de centralisation de l’Empire ottoman au cours du 19ème siècle avait déjà réduit l’autonomie des émirats kurdes situés aux confins de l’Empire, et qui défendaient sa frontière Sud-Est. La Turquie actuelle est l’héritière de cette tradition centralisatrice, incarnée par le père de la nation, Mustafa Kémal (Ataturk). Ce dernier interdit la langue kurde en 1924, et sa politique déclenche plusieurs révoltes entre 1925 et 1938, menées par des chefs tribaux et religieux. Il instaure dès les années vingt un régime d’exception pour les « provinces de l’Est », comprenant un tribunal ambulant (le tribunal de l’indépendance) et la nomination d’un gouverneur militaire ayant autorité sur les pouvoirs civils. A la faveur de la libéralisation des années 50 et 60, le mouvement nationaliste kurde se structure véritablement, et plusieurs élus kurdes participent à des gouvernements turcs. Cependant, le retour de l’armée au pouvoir en 1980 se veut un retour aux valeurs kémalistes : l’usage de la langue kurde en public est interdit par la loi en 1983, qui stipule d’ailleurs que « la langue maternelle des citoyens turcs est le turc ». Par ailleurs, l’état d’urgence est décrété dans les provinces de l’Est, placées sous le contrôle d’un « super-préfet ».

Tout au long de cette période, la Turquie poursuit une politique de déportation et de turquification : les territoires les plus montagneux sont évacués, et les noms des villes et villages kurdes sont changés. Enfin des milices sont créées dans les zones frontalières avec l’Irak pour empêcher les infiltrations des mouvements armés kurdes. D’après Gérard Groc, parmi les quatre Etats qui disposent d’une minorité kurde, « la Turquie a mené la politique la plus répressive. Elle impose une « turcité unitaire » qui consiste à effacer toute spécificité ». Disposant d’un arsenal de mesures contre toute « atteinte au sentiment national » turc, le régime peut donc arrêter les militants nationalistes kurdes pour de simples actes politiques. La Ligue des Droits de l’Homme de Turquie a recensé environ 2000 disparus suite à ce type d’arrestations, tandis que le bilan des actions de contre guérilla s’élèverait à environ 10 000 victimes. La Turquie a été plusieurs fois condamnée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme, ou mise en cause par le Parlement européen.

EB

Entretien avec Mme Eren Keskin, vice présidente de la Ligue des Droits de l’Homme en Turquie

Mme Keskin était présente à Marseille pour la deuxième fois, à l’invitation du Conseil Général des Bouches du Rhône. « Le Ravi » l’a interrogée sur les conditions concrètes de son activité et les évolutions actuelles du régime turc. Elle était accompagnée par Mme Mukada Kubilay, maire Hadep de Doguberzit, une ville de 60 000 habitants.

Lorsque vous êtes amenée à défendre un client, comment obtenez-vous l’accès à son dossier ?

Eren Keskin : si c’est un prisonnier politique, même si on a l’autorisation du juge, il arrive très souvent qu’on ne puisse pas lui rendre visite. Si la torture a été utilisée pendant l’interrogatoire, alors la visite est impossible. De toutes façons, il est impossible de parler librement à un détenu car un policier est toujours présent pendant l’entretien.

Comment la garde à vue est-elle réglementée en Turquie ?

EK : Initialement, la garde à vue était de 15 jours au Kurdistan, et de 10 jours ailleurs. Aujourd’hui elle est de 4 jours partout, mais il existe toujours la possibilité de ramener le prévenu au commissariat pour l’interroger à nouveau. Quand quelqu’un est interpellé, il faut s’adresser au juge pour pouvoir défendre cette personne, puis la police vous laisse le voir ou non. Je dois défendre un prisonnier politique qui est assigné à l’isolement total depuis deux ans ; tous les documents sont fouillés et vérifiés par les fonctionnaires. Depuis deux ans, c’est impossible de discuter du dossier pour trouver des arguments avec lui. En plus, il est impossible de collecter des preuves, car pour avoir une preuve il faut s’adresser au tribunal. Je peux vraiment dire que les droits de la défense sont soumis à une énorme pression.

Qu’en est-il des disparus ?

EK : L’ouverture de leurs dossiers est impossible. Ils ont été mis en garde à vue et assassinés. La Turquie a été condamnée plusieurs fois devant la Cour Européenne des droits de l’Homme. Moi-même, j’ai plaidé pour une personne dont la gendarmerie avait dit que, lors d’une reconstitution, il avait marché sur une mine. La Turquie a été condamnée au titre de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme.

N’y a t-il pas des failles dans ce système ?

EK : Nous sommes gouvernés par une constitution, mais l’administration et la justice sont soumises à la pression des militaires. Il y a une chose favorable, c’est qu’il existe en Turquie un environnement pour discuter de la démocratie ; cela devrait donc s’améliorer. Le dynamisme de cet environnement de débat, ce sont les kurdes, et certaines ONG turques qui parlent de la démocratie.

Pourquoi les mouvements kurdes ne revendiquent-ils plus l’indépendance ?

EK : Même s’il existe aujourd’hui un environnement international favorable aux kurdes, ce ne sont pas les opinions publiques qui décident mais les Etats. Or les Etats ne veulent pas de cette indépendance. Dans 10 ans, bien sûr, cette question se posera. Je suis quelqu’un qui défend l’idée que les peuples doivent décider de leur avenir : si les kurdes choisissent l’indépendance, d’accord.

Et si on leur demandait aujourd’hui ?

EK : Les kurdes et les turcs se sont mariés, ils ont toujours vécu ensemble. Les revendications des kurdes en Turquie, c’est simplement de vivre sur des bases égalitaires, avec des droits démocratiques.

Propos recueillis par Etienne Ballan, traduits par Salih Azad.

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