Les enfants de la malle…
D’abord l’embarquement. Des hôtesses vendent du pop-corn comme au cinéma, proposent le programme ou le disque, des fois qu’on ne veuille plus l’acheter après le spectacle… Seul objet sur scène, logique, une valise. Shirel (c’est la star du spectacle, La fille de Jane Manson !) entame la partition, après qu’Albert Camus ait donné son onction littéraire au spectacle. Le premier acte est consacré au départ d’Algérie, on campe les personnages. Le principal souci du metteur en scène est le réalisme, et la production n’a reculé devant aucun effort : la proue du navire grandeur nature entre sur le plateau, tandis que sur l’écran de fond de scène défilent des photos d’Alger, sépias, tirées sans doute d’un livre nostalgique intitulé « Algérie de mon enfance ». Les danses sont sans surprise pour quiconque a laissé traîner un oeil devant la Star Academy.
Pourtant l’acte I se tient, car l’argument est assez clair, centré sur la jeune génération des rapatriés : Jenny incarne le rêve de la célébrité, Leila et David vont briser les obstacles de la religion pour pouvoir s’aimer, tandis que Luc choisit l’OAS, et Farid sera avocat. Pendant ce temps les parents s’inquiètent ou s’émerveillent de leur progéniture. Un moment d’émotion tout de même, quand les combattants de l’armée d’Afrique défilent derrière un voile tandis que le père de Leila se désole de son sort peu enviable, dans une chanson sincère mais courte : « c’est simplement un manque de chance / je suis d’une autre histoire de France / je n’serai jamais qu’un passant, un Français Musulman… »
A part ça, le général en prend pour son grade : « Il parlait au nom de la France / sous son képi sous ses étoiles / c’était des mots de circonstances / des mots pour remplir un journal ». Un air chanté par le capitaine du bateau en uniforme, cerné par un halo bleu, blanc et rouge… Luc encense sans surprise les actions de l’OAS, et qualifie d’attentat la fusillade de la rue d’Isly. On retiendra plutôt quelques sentences mémorables telles que « quand le passé est une impasse / l’avenir doit trouver sa place », ou encore « on ne pouvait pas rester là-bas / mais on n’aurait pas dû partir »… A présent le bateau a pris la mer, puisque l’image du fond de scène défile de bas en haut, puis de haut en bas, pour donner l’impression de roulis. Il fallait y penser…
Le deuxième acte prend l’eau. Le spectacle évolue insensiblement vers un hymne à la tolérance : « toutes les religions sont pareilles / il y a un dieu pour chaque abeille / tout est vrai et artificiel ». On n’échappe pas au voile comme symbole de l’oppression de la femme musulmane, que les danseuses enlèvent au fur et à mesure de la discussion entre Leila et son père. Décidément c’est vraiment un spectacle politique… Arrivés à Marseille, nos jeunes gens s’émerveillent, et leurs pères chantent la beauté de Notre Dame de la Garde. C’est gai, coloré, et même le père de Leila ne se laisse pas abattre. En bas de la passerelle, il empoigne sa canne et se lance dans une chorégraphie complètement décalée : on se croirait dans les pubs pour Bata des années 80. A l’époque c’était pourtant du second degré.
« O Marseille / tu ressembles à ce que nous venons de quitter / le soleil qu’on a laissé / tu as un autre accent et nous allons l’aimer ». Le public entend le message, et applaudit avec ferveur. Mais c’était la dernière chanson, et déjà la régie envoie le CD, toujours en vente… Un petit flottement, et c’est le bonus track. Nos cinq jeunes, qui ont troqué leurs robes à fleurs et impers pour des fringues d’aujourd’hui, entonnent la chanson titre du spectacle, hymne généreux adapté à notre époque. C’est un peu démago, mais plein de tolérance et de modernité. Alors on se laisse aller à applaudir, pour les chanteurs au moins, desservis par un son médiocre (c’est la salle…), et parce qu’on ne voudrait pas passer pour cynique. A la sortie, les jeunes sont conquis, convaincus qu’on leur a présenté une vérité historique, « à part peut-être les danseurs sur le bateau ». Surtout, la plupart découvrent un récit que leurs parents ou grands-parents ne leurs avaient pas vraiment transmis. La vertu éducative des Enfants du Soleil est donc prouvée ! Reste à rentabiliser le projet. Car même à 50 ? la place, il faudra ramer pour couvrir les six millions d’euros (moins les 450 000 ? versés par la Ville de Marseille !) injectés par Universal. La production a imprimé les affiches avec la mention « prolongations », pour donner l’impression que ça marche. Mais le disque n’est pas encore un succès de radio.
Didier Barbelivien ne s’en inquiète guère, et croit au succès du spectacle dans d’autres villes : « Le vrai sentiment s’exporte toujours, il est planétaire. J’aurais pu faire une comédie musicale sur trois familles dans un immeuble, parce que de toutes façons, les guerres sont finies. L’important c’est de vivre ensemble. » A l’entracte, un spectateur est circonspect. « ce n’est pas une comédie musicale. Mais les gens qui sont là ne sont pas retournés sur le pont d’un bateau depuis 40 ans. Alors ça les prend tout de suite ». Dîtes, vous ne voudriez pas écrire mon papier ?
Etienne Ballan
Que du bonheur !
Pour Denise Giullo, débarquée à 27 ans en juillet 62, être figurante marseillaise dans le show d’Arcady, c’est du pur bonheur ! Même l’Algérie coloniale ce n’était que du bonheur…
L’exil
« Ici, je pleure tous les soirs : je me revois sur le bateau il y a 42 ans, quand on se demandait quel avenir on donnerait à nos enfants. Au début, on était déprimé. Plutôt que de se laisser aller, on a choisi de travailler, de se retrousser les manches. On prenait tous les travaux qui se présentaient, ramasser les tomates, n’importe quoi. On ne nous a pas reçus comme des français. Là où je travaillais, les collègues m’ont dit un jour : « Denise, tu nous a réconciliés avec les pieds noirs ». C’était en 1978… »
Le pays
« Mon pays c’est là bas. On vivait tous ensemble en Algérie. Dans ma maison, il y avait de tout, on était une seule famille. Quand un enfant avait la grippe, il n’avait pas besoin d’aller voir sa mère. On faisait les fêtes juives, arabes et catholiques ; on s’aimait là-bas. (…) A mes enfants, je leur disais surtout que le pays est magnifique. Mais je n’ai pas voulu leur transmettre le désespoir, et surtout pas de haine. Je suis croyante. Le bon Dieu nous a tous mis sur la terre. »
La vérité
« C’est une comédie musicale qui raconte la vérité. Barbelivien, je ne sais pas comment il a écrit cette histoire. Mais ils ne se sont pas plantés : je les remercie à chaque fois. J’y étais à la rue d’Isly . A l’époque il fallait passer entre les bombes. Je ne sais pas comment on a fait pour s’en sortir. »
Le show
« On est 16 figurants, soudés, et on fait partie de la troupe. Shirel m’a dit : « Denise, je te regarde, et c’est là que me vient l’émotion ». Ce n’est pas prévu qu’on continue pour la tournée, mais si on me le demande, je suivrai. »
L’espoir
« Il y a une émotion intense, de la tolérance, de l’amour. A la suite de ce spectacle, on va se retrouver, les métropolitains vont comprendre le drame que nous avons vécu. Même nos enfants ne savent pas. Ce que ça va changer, ce spectacle, c’est qu’on va enfin être aimés. »
Propos recueillis par E.B.