« Le pouvoir vise la tête »
Autonomie, statuts des enseignants-chercheurs, professionnalisation des formations, etc. Quelle vision de l’université portent les réformes de Nicolas Sarkozy ?
L’université n’est qu’un secteur des services publics, et des dispositifs qui prennent soin de l’humanité dans l’homme, faisant l’objet d’un harcèlement. Le gouvernement veut la transformer pour inculquer une conception manageriale de ses missions. Il veut initier les chercheurs aux valeurs sociales de l’homo economicus : la performance, la rentabilité potentielle à courte durée, etc. Celles qui ont fait preuve de leur toxicité et de leur inefficacité. On a l’impression, à l’université comme à l’hôpital, dans la justice ou dans l’éducation, que ces réformes sont moins installées pour être efficaces, pour faire des économies, améliorer les missions sur lesquelles ces professions étaient fondées, que pour les initier à une novlangue, à une nouvelle manière de penser le monde et leur métier. C’est une revanche du projet technico-administratif sur le projet scientifique ou de soin.
Est-ce que cette évolution s’apparente également à une remise en cause de la pensée ?
Nous nous trouvons dans une civilisation de la haine de la pensée, en particulier de la culture comme condition de penser le monde. Je m’intéresse actuellement à la Grèce classique. La formation du citoyen y passait par une connaissance des savoirs multiples pour se former l’esprit afin de participer aux affaires politiques de gestion de la cité. Il n’y avait pas de visée professionnelle utilitariste, puisque les métiers étaient essentiellement accomplis par des métèques et des esclaves, dont la formation était étroite et technique. Aujourd’hui, l’université se dirige vers cette culture d’esclaves. Je suis brutal, mais nous sommes dans une société de services et l’université bascule du côté d’une formation aux services à rendre. Et, point important, pas forcément à l’exercice d’un métier, à l’accomplissement d’une œuvre.
« L’université se dirige vers la culture d’esclaves »
Quelle université défend de son côté l’appel des appels ?
Je vais dire des banalités, mais qu’il faut rappeler : c’est une université démocratique et autogérée de manière collégiale. Contrairement à ce que m’a reproché Jean-François Copé [président du groupe UMP à l’Assemblée nationale, Ndlr] dans un débat, je ne refuse pas l’évaluation. Je refuse le dispositif d’asservissement des individus imposé par la réforme, qui ne prend pas en compte la valeur de ce qu’ils produisent et qui fabrique du cynisme, de l’opportunisme, de l’imposture et de l’escroquerie. A l’opposé, nous proposons de passer par une évaluation collégiale. Il s’agit d’une évaluation des pairs qui sont, dans un temps et une durée à déterminer, invités à se constituer en instance de contrôle, de débat, de décision et de proposition. Ouvrir l’université à des représentants de la société civile, mais pas uniquement aux patrons, serait également une bonne idée. C’est le mouvement inverse qu’on prépare.
Peu d’étudiants semblent se vivre aujourd’hui comme des « intellectuels en devenir ». Sont-ils moins avides du savoir ou de la formation de citoyens que vous attribuez à l’université ?
Je ne ferais pas porter le choix du côté des étudiants. On a généralisé le bachotage qui existe en première année de médecine, ce qui est aberrant. Cette évolution fait que l’université tend à ne plus être un lieu de formation des esprits et de dispense du savoir, d’un savoir citoyen, c’est-à-dire qui n’est pas un savoir pour rien. Quand on se moque de La Princesse de Clèves, c’est monstrueux ! C’est afficher un mépris complet pour les éléments qui permettent à un citoyen de se former à l’esprit critique et à la possibilité de participer à la vie politique de la cité. Le pouvoir vise la tête parce que c’est ce qui peut le déranger par sa possibilité de contestation.
Propos reccueillis par Jean-François Poupelin