Le harcèlement moral ne fait plus recette
En 1998, Le harcèlement moral, la violence perverse au quotidien de Marie-France Hirigoyen jetait sous le feu des projecteurs une question quasiment taboue. Et provoquait une libération de la parole chez les salariés. Réaction en chaîne, le gouvernement Jospin en fit une infraction au code du travail le 17 janvier 2002.
Cinq ans plus tard, « cette forme particulière (extrême) de comportement [délibéré] pouvant altérer la santé physique ou mentale du salarié », selon Patrice Adam (1), est délaissée par les médias, tous accaparés par les suicides et les problèmes de stress au travail, et par les pouvoirs publics. Les dernières données sur le harcèlement moral en Paca date de l’année de promulgation de la loi… (2) Sur une population de 611 515 salariés, 517 cas avaient été rapportés, concernant à 75 % des femmes majoritairement âgées de 40 à 54. Dernière donnée : les secteurs les plus sensibles étaient le commerce (29,9 % des cas), les services (20 %), la santé et les activités sociales (18,8 %). Malgré la loi de 2002, la situation n’a pas évolué. « Même si les entreprises d’Etat en voie de privatisation (La Poste, EDF, SNCF…) sont de plus en plus concernées, les principales victimes sont des femmes chefs de famille qui bossent dans le commerce », note Maryse Baukel, présidente de l’association de prévention et de lutte contre le harcèlement moral au travail en Paca. « Beaucoup sont également des salariés protégés, notamment des cégétistes. Les employeurs les prennent pour des emmerdeurs », complète Alexandra Mary, avocate spécialisée dans le droit du travail.
Absent des journaux télévisés, le harcèlement moral n’en reste pas moins une réalité dans le monde du travail. « Avec la loi de 2002, les procédures se sont multipliées : sur dix dossiers que je reçois, huit concernent ce problème. Dans la moitié des cas, le harcèlement n’est pas caractérisé ; il s’agit de départs dans des conditions de travail difficiles (stress…), mais normales. Ce qui laisse quand même quatre cas sur dix pour lesquels le harcèlement peut être établi. Ce qui n’est vraiment pas négligeable », poursuit Alexandra Mary.
La charge de la preuve incombant à l’employé, elle est toujours aussi difficile à démontrer. Surtout à chaud. « Le harcèlement est une perversion aux conséquences physiques et mentales, une relation à deux qui remet en cause la propre personnalité de la victime. Il est donc très difficile pour elle d’en parler », explique Chantal Serre, psychologue du travail (3).
Fatima Belaribi en sait quelque chose. Pendant dix ans, elle a subi les foudres de son patron. « Dès mon embauche en 1989, j’ai été juste appréciée pour servir le café. Il me faisait des remarques sur mon attitude, m’injuriait devant les employés… tout en m’imposant toujours plus de travail. Mais c’était impossible de répondre », témoigne l’ancienne secrétaire. Son calvaire ne s’arrête pas à ces brimades. « Après l’été 1997, les choses se sont aggravées, poursuit Fatima Belaribi. Pour régler un litige comptable avec un de ses fournisseurs, mon patron m’a imposé d’aller en Algérie pendant mes vacances. C’était la guerre civile ! Je n’ai eu aucun remerciement et je n’ai même pas pu récupérer mes congés. Je suis ensuite tombée en dépression. A mon retour, fin novembre, je n’ai plus eu de contact direct avec lui, je devais demander mon travail à mes collègues, avec qui les relations se dégradaient, je ne pouvais plus téléphoner… » En 1999, Fatima Belaribi jette l’éponge et part en arrêt maladie. En janvier 2001, elle lance une procédure pour harcèlement moral. En août 2002, elle est reconnue en danger immédiat et inapte à tout poste au sein de son entreprise par la médecine du travail. Deux mois plus tard, un mois de plus que ce que ne prévoit la loi, elle est « enfin » licenciée.
Son dossier médical, un courrier envoyé à son patron pour dénoncer son comportement (éléments essentiels) et quelques autres documents n’ont pas pesé lourd face aux témoignages ses anciens collègues présentés par la défense. « Une pratique habituelle avec l’excuse d’une période de travail difficile », selon Alexandra Mary. Résultat, l’ancienne secrétaire n’a obtenu des Prud’hommes que ses arriérés de salaire. Le tribunal des affaires sociales n’a de son côté pas été plus compréhensif : il a requalifié son séjour en Algérie en « voyage d’agrément »… Aujourd’hui, Fatima Belaribi espère toujours obtenir gain de cause en appel. Mais rien n’est moins sûr. Malgré la loi de janvier 2002, le harcèlement moral est toujours très difficile à faire reconnaître. « Il y a 98,8 % d’échec », assure Maryse Baukel. « Même s’ils sont professionnels et jugent sur le fond, les magistrats des cours d’appel sont aussi partisans que ceux des Prud’hommes. Il faut bien tomber », regrette l’avocate. Tout n’est pas complètement sombre : en déculpabilisant les salariés, la reconnaissance du harcèlement moral a permis à la souffrance au travail de s’exprimer. Une avancée… bien insuffisante !
Jean-François Poupelin
1. Patrice Adam, « Petite balade dans le « contentieux prud’homal » du harcèlement moral », Semaine sociale Lamy, Supplément n°1315, 9 juillet 2007.
2. http://cat.inist.fr La Direction départementale du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle du Vaucluse vient de décider de lancer un recensement pilote des cas de harcèlement moral dans son secteur.
3. Chantal Serre considère cependant qu’un terrain favorable est nécessaire pour que s’exprime la perversion.