Le clientélisme en dix questions
1. Qu’est-ce que c’est ?
Le clientélisme repose sur un échange entre élus et électeurs. Les élus fournissent un certain nombre de biens et de services en échange d’un soutien politique. Il s’agit d’un échange plus ou moins tacite puisque les élus ne peuvent pas contrôler le vote des personnes auxquelles ils ont rendu service. Néanmoins, il s’agit le plus souvent d’une relation de confiance réciproque qui s’installe dans le long terme, parfois sur plusieurs générations. On attribue à l’ancien maire de Toulon, Maurice Arreckx, cette définition du clientélisme : “La justice pour tous, les faveurs pour mes amis”. On prétend qu’il la tenait d’un de ses prédécesseurs à la mairie, Marius Escartefigue. Lequel la tenait d’un illustre prédécesseur dont le nom s’est perdu. On voit par-là que le clientélisme remonte à la plus haute antiquité.
2. Que peut distribuer un élu ?
Pour qu’il y ait échange de services, il faut que l’élu puisse donner quelque chose. Les élus peuvent distribuer un certain nombre de biens de manière plus ou moins discrétionnaire. Parmi les biens les plus fréquemment utilisés à des fins clientélistes, on trouve les emplois dans les collectivités locales, les sociétés mixtes, les administrations, plus rarement dans le privé. Dans un moment de franchise étonnant, Bruno Gilles, actuel député maire des 4 et 5ème arrondissements de Marseille, avait déclaré au journal Le Monde qu’il avait en charge la gestion du contingent d’emplois municipaux réservés au RPR, estimé à 500 emplois. L’autre grande ressource, c’est le logement social. A Marseille, à la grande époque Defferre, les élus se voyaient même attribuer un certain nombre d’appartements dans le parc social. Plus marginalement, on trouve des biens tels que les permis de construire qui permettent d’agrandir une construction existante pour faire un garage ou une véranda. De même, on trouve des tolérances sur l’utilisation de l’espace public par les bars et restaurants qui peuvent agrandir leur terrasse au-delà de ce qui autorisé. A Nice par exemple, un restaurant du port est parvenu à faire supprimer un parking à vélos devant sa porte, lui permettant d’agrandir d’autant sa terrasse. A ces biens à proprement parler, on peut ajouter divers passe-droits. Les élus ont longtemps eu une influence suffisante pour faire sauter les PV. Selon nos renseignements, les récentes directives données par Nicolas Sarkozy lors de son passage au ministère de l’Intérieur auraient mis un frein à cette pratique. On estime néanmoins que dans notre région, seul un tiers des PV dressés sont effectivement payés… Avec l’arrivée de la crise et la fin de la construction des logements sociaux, les élus se sont trouvés démunis pour continuer à satisfaire leur clientèle. Pour autant, les demandes continuent d’affluer, les habitudes étant tenaces. De nouvelles formes se sont alors développées. Les subventions aux associations sont par exemple fréquemment utilisées à des fins clientélistes. Alors que la distribution de logements ou d’emplois concerne plutôt les plus pauvres, la distribution de subventions permet d’atteindre d’autres catégories, les classes moyennes, et de suivre l’évolution de la société. A Marseille, les institutions de gauche subventionnent de manières privilégiées les quartiers qui votent à gauche. Actuellement, très peu des associations du sud de Marseille – zone traditionnellement acquise à la droite – sont ainsi subventionnées par le Conseil général des Bouches-du-Rhône géré par la gauche. Réciproquement, la mairie finance essentiellement des associations des quartiers sud et beaucoup plus marginalement les associations des quartiers nord. A chacun sa clientèle, et les mandats seront bien gardés… Aujourd’hui, la tendance est à un clientélisme des petits cadeaux. Aux traditionnels colis de Noël s’ajoutent quelques nouveautés comme les pins, stylos, calendriers, etc. Souvent plus que la valeur marchande des biens eux-mêmes, c’est l’attention donnée aux personnes qui compte. A ce niveau, le cumul des mandats permet d’obtenir davantage de ressources, utilisées pour soutenir un élu dans son fief. La région Paca a ainsi financé des « colis de la région” distribués en grand nombre par les élus régionaux… dans leur circonscription, alors même que le scrutin régional est un scrutin de liste et donc que les élus sont des élus de toute la région. Mais le naturel est revenu au grand galop et les élus utilisent abondamment les services de la région pour favoriser leur fief politique. Les billets pour le stade sont un autre exemple intéressant. Comme on le sait, les équipes de foot coûtent chers et rapportent peu. Pour justifier les sommes englouties, il faut au minimum que le stade soit plein. Facile quand l’équipe gagne ; plus dur le reste du temps (c’est-à-dire souvent…). Du, coup offrir des billets permet simultanément de faire un cadeau, de remplir le stade et de justifier les subventions par ce raisonnement implacable : “les gens sont tellement attachés à leur équipe, regardez le stade est plein à chaque match ”. Dans le même registre, on trouve l’attention portée aux leaders communautaires. Là, les cadeaux deviennent plus conséquents puisque l’électroménager y tient une place de choix. Quelques frigos et télés, judicieusement offerts à la veille de l’élection, sont toujours appréciés. Mais de plus en plus, les biens deviennent symboliques. Les élus reçoivent dans leur permanence, écoutent et écrivent des courriers dont ils font naturellement parvenir une copie à leur solliciteur, histoire de montrer qu’ils ont pris en compte leur problème. A tel point que les élus se décrivent comme des assistantes sociales et se plaignent des heures passées à écouter les malheurs de leurs administrés. L’aide fournie se limite souvent à cette écoute. En réponse aux problèmes qui leur sont exposés, les élus ne peuvent guère qu’écrire aux administrations susceptibles de fournir une aide. Ces courriers servent plus souvent à montrer que l’élu fait quelque chose qu’à produire une aide concrète. C’est donc la qualité de l’accueil dans les permanences qui fait le bon élu.
3. Quelle différence avec la corruption ?
La corruption est un échange fondé sur des prestations monétaires généralement à court terme, alors que le clientélisme présuppose une relation de longue durée entre élus et électeurs, relation fondée aussi sur l’amitié, la reconnaissance, etc. De plus, le clientélisme n’est pas illégal. Il est cependant clair que l’opacité qui entoure la gestion clientéliste fournit un terreau favorable pour le développement de pratiques de corruption. L’attribution des marchés publics oscille souvent entre récompense pour service rendu et souci de maintenir en vie les entreprises locales. Pour cette raison, Pierre Tafani assimile plus facilement le clientélisme au favoritisme. “Tous les petits entrepreneurs locaux dépendent des marchés publics, explique-t-il, d’où l’importance pour les maires de découper les marchés publics, cela permet de donner des miettes à tous les petits entrepreneurs locaux. Par exemple, le carnaval à Nice, où les miettes sont toutes petites. ”
4. Est-ce un danger pour la démocratie ?
Pas forcément… c’est plutôt une forme particulière de démocratie. C’est même une pratique qui a des racines très anciennes. Les élus romains avaient déjà leurs clients. Les hommes politiques de la IIIe République étaient ouvertement élus sur leur capacité à procurer des services. Il faut remarquer que les populations immigrées, arrivées en grand nombre à Marseille et Toulon durant le siècle dernier, retrouvaient dans le clientélisme un système d’échanges pratiqué dans leur pays d’origine. Plus profondément, il est facile de souligner les écarts de conduite en qualifiant de non démocratique le système en vigueur dans la politique locale. Mais nul n’a pu expérimenter de démocratie parfaite. Juger un système politique consiste plutôt à mettre en balance ses avantages et ses inconvénients. Il est plus intéressant de se demander qui gouverne et au profit de qui…
5. Est-ce que ça marche ?
“ Si une commune se joue à 5%, et si vous avez 2 ou 3% d’électeurs clientélaires, ça fait autant de moins pour votre adversaire, et vous avez vos 5% ”, explique Pierre Tafani. Grâce au découpage électoral, poursuit-il, un élu est en mesure de savoir si on vote pour lui. Le grand nombre de bureaux de vote par circonscription, avec chacun un petit nombre d’électeurs, permet à un élu de savoir à 100 voix près qui a voté pour lui, en s’aidant de l’historique des élections. Si l’élu a fait venir 20 personnes dans un HLM, en regardant l’historique, il va savoir si ces gens votent pour lui. ” Néanmoins, le clientélisme est d’autant plus efficace pour se maintenir au pouvoir qu’il y a abondance de biens à redistribuer. En période de pénurie, les choses se compliquent et le système crée de plus en plus de mécontents. Ce n’est donc pas un hasard si les périodes les plus difficiles pour les systèmes clientélistes (fin années 1980-début années 1990) ont vu se multiplier les enquêtes et les condamnations. Ces condamnations visaient des faits de corruption et de prise illégale d’intérêt mais venaient surtout attaquer des systèmes à bout de souffle du fait de la pénurie – notamment de logements et d’emplois.
6. A qui s’adresse le clientélisme ?
Les politiques clientélistes s’adressent prioritairement aux classes moyennes et pauvres démunies face à un système administratif qu’elles comprennent mal. Il n’est donc guère surprenant que les systèmes clientélistes s’appuient sur l’immigration. Les nouveaux arrivants cherchent prioritairement un emploi et un toit. On retrouve exactement le même phénomène au sommet de la vague d’immigration vers les États-Unis entre 1880 et 1930. On a alors l’émergence des Boss qui gèrent les affaires des communautés d’immigrés. Il faut reconnaître au système clientéliste sa capacité à prendre en compte les besoins des nouveaux arrivants. Entrer dans une relation d’échange – service contre soutien politique – est une forme d’intégration politique. De fait, le système clientéliste a indéniablement favorisé l’intégration des immigrés.
7. Quels sont les inconvénients ?
La première conséquence du clientélisme, c’est l’immobilisme et le conservatisme. Conservatisme des élus pour commencer. Pour être élu, il faut avoir sa clientèle. Sans clientèle, pas de mandat. A la différence du mandat, une clientèle peut se léguer. D’où l’existence de lignées d’élus de père en fils. Marseille ne compte pas moins de quatre dynasties historiques avec les Masse – qui sont élus de père en fils depuis quatre générations -, les Andrieux, les Weygand ou les Guérini. A Nice, le député Rudy Salles est le fils d’un ancien conseiller municipal de Jacques Médecin, Raoul Bosio a succédé à son père au Conseil général, avant d’être battu, Charles-Ange Ginésy a hérité de son père son fief de Valberg. Sans héritier intéressé par la politique, l’ancien doyen de l’Assemblée Nationale, Charles Ehrman, a désigné Jérôme Rivière pour lui succéder. Les électeurs ont suivi. Autre conséquence directe, le cumul des mandats. Pour “arroser” ses électeurs, il faut des ressources, et pour avoir des ressources, il faut du pouvoir. C’est pourquoi le clientélisme s’appuie sur des zones géographiques précises, les fiefs, afin de contrôler tout les mandats qui s’y rattachent (en utilisant au besoin un membre de la famille pour contourner la loi sur le cumul des mandats). Difficile de déloger un élu dont la famille contrôle le quartier depuis cinquante ans. Le renouvellement du personnel politique est donc particulièrement lent et fondé sur des critères peu liés à la compétence. Autre conséquence directe, quand il faut passer la moitié de la semaine à serrer des mains, obtenir des services pour ses clients, les recevoir dans sa permanence, il ne reste plus beaucoup de temps pour siéger dans les différentes assemblées et aller au fond des dossiers. Les élus sont peu présents et essentiellement intéressés par leur mandat afin de récupérer davantage de biens à redistribuer. D’où le faible niveau technique des élus qui sont forcés de s’en remettre aux services techniques pour gérer les dossiers. En clair, le clientélisme favorise l’immobilisme et montre sa faiblesse dans la gestion des grands dossiers techniques.
8. Quelles sont les conséquences pour la ville?
Chaque élu ayant le nez dans le guidon, il lui reste peu de temps pour relever la tête et s’intéresser à un plan de long terme pour sa ville. Le dossier de la qualité de l’air est un bon exemple. Les villes les plus clientélistes sont extrêmement en retard en la matière. Autre exemple, le tri sélectif. De nombreuses villes de France s’y sont mises dans le cadre de plans globaux de gestion des déchets. Pour l’instant, Marseille en est à essayer de fermer la décharge d’Entressen, illégale depuis plusieurs années déjà… On remarque également les conséquences fâcheuses du clientélisme dans un urbanisme anarchique et mal contrôlé. Le découpage en petits fiefs ne favorise par une action concertée à l’échelle d’une ville. Un exemple parmi tant d’autres. Lors de la campagne des municipales de 1995 à Marseille, est évoqué le cas de l’hippodrome Borely. Le projet de la municipalité Vigouroux est de ne pas renouveler la concession, arrivée à terme, de l’hippodrome. Cela permet de récupérer un grand terrain en bord de mer, d’ouvrir le parc Borely tout proche et d’offrir aux marseillais un espace de loisirs qui fait amplement défaut. Les amateurs de courses de chevaux pourront se replier sur l’hippodrome de Pont-de-Vivaux distant de quelques kilomètres seulement. Hélas, le candidat Gaudin n’hésitait pas longtemps à promettre aux fans de canassons un hippodrome tout neuf au cas où il serait élu. La suite est connue : à peine élu, le nouveau maire renouvela la concession pour quelques décennies. Autre conséquence, la faible productivité des administrations locales. La distribution clientélaire d’emplois publics pose le problème des compétences et de l’autorité à laquelle se soumettre. Une personne embauchée sur recommandation d’un élu ne l’a pas été pour ses compétences à remplir le poste. De plus, dans son esprit, elle a été embauchée parce qu’elle avait collé des affiches électorales, pas pour travailler. D’emblée, il y a un quiproquo qui n’est pas près de se résoudre, puisque ce nouvel employé municipal reconnaîtra moins l’autorité de son supérieur hiérarchique, que celle de l’élu qui l’a pistonné.
9. Comment ça se passe ailleurs ?
Loin des images folkloriques, le clientélisme n’est pas une particularité du Sud. Pierre Tafani, dans son ouvrage (1), décrit les systèmes clientélistes mis en œuvre par Pierre Mauroy à Lille et par Jacques Chirac à Paris. On l’a vu, le clientélisme s’adresse en priorité aux classes moyennes n’ayant pas les ressources pour s’adresser facilement à l’administration. Donc, plus que de la latitude, le clientélisme dépend du type de population. Dans une ville riche, peuplée d’électeurs qui n’ont pas de difficultés à faire valoir leurs droits, le clientélisme est moins probable. En simplifiant, les cadres supérieurs sont peu intéressés par un emploi à la ville ou un logement social. Ailleurs, c’est aussi le monde de l’entreprise. Les postes peu qualifiés de l’administration en PACA sont tenus par des groupes qui en ont fait leur chasse gardée. Comment entre-t-on à la poste ou comme docker ? Essayez d’obtenir un emploi à l’assistance publique de Marseille ou aux Assedic si vous n’êtes pas corse. Une telle logique n’est donc pas propre au clientélisme politique et se prolonge y compris dans le monde de l’entreprise et des administrations publiques.
10. Le clientélisme est-il de droite ou de gauche, toulonnais, niçois, marseillais ?
Le clientélisme a été particulièrement développé sous Defferre à Marseille et sous Arreckx à Toulon. Ces deux hommes ont assis leur pouvoir sur des réseaux locaux nombreux et bien structurés. Durant leur mandat la machine clientéliste a tourné à plein. Leurs héritiers, Gaudin à Marseille et Falco à Toulon, ont pour l’essentiel conservé ses structures dont ils ont hérités. La comparaison entre Marseille et Toulon suffit à prouver que des systèmes très proches dans leur fonctionnement peuvent être gérés aussi bien par la gauche que par la droite. Le cas niçois est différent dans la mesure où le fonctionnement politique est orienté vers les intérêts d’une classe dominante composée d’hôteliers du centre ville, d’avocats et d’entrepreneurs. La vie politique est beaucoup moins tournée vers les classes moyennes issues de l’immigration. La politique est beaucoup moins implantée territorialement. L’action de Peyrat pour mettre en place des conseils de quartier à sa botte peut d’ailleurs être interprétée comme une tentative de constituer un réseau de proximité afin de pouvoir toucher une clientèle de classe moyenne un peu délaissée jusqu’à présent.
Guillaume Hollard / Cesare Mattina / Gilles Mortreux