La vie rêvée des algues
La légende (aidée de la génétique) raconte que ce monstre marin ondulait il y a bien longtemps le long des côtes du Queensland, en Australie, avant que sa jolie couleur ne lui vaille de décorer les aquariums européens dès les années 60. L’algue sortit alors de son bocal pour s’offrir une troisième vie en mer Méditerranée et, contre toute attente, cette espèce tropicale prospéra en milieu tempéré puisque aujourd’hui, en Méditerranée occidentale et dans l’Adriatique, 6 000 ha de fonds marins sont concernés (1) Si certaines zones sont complètement recouvertes, l’importance de la colonisation est cependant variable d’un lieu à l’autre et il ne s’agit parfois que de quelques taches ; même si on peut parler de terrain de rugby dans la baie de Menton, les petits poissons ne sont donc pas près de jouer au baron perché entre Carqueiranne et Dubrovnic sur des prairies de caulerpe. Néanmoins l’expansion continue et globalement, quand la C. taxifolia est très présente, la diversité et la quantité de la flore et de la faune diminuent ainsi que la variété des paysages sous-marins.
Il y a dix ans, de nombreux scientifiques mobilisés par ce phénomène, ont appelé de leurs voeux une politique de lutte contre la C. taxifolia consistant à empêcher de nouvelles introductions, à sensibiliser les populations, à opérer un suivi cartographique de l’expansion de l’algue et à lutter directement contre les colonies. En France, un arrêté ministériel de 1993, reconduit jusqu’en 2001, visait à empêcher de nouvelles introductions en interdisant le commerce, l’utilisation et le rejet de l’algue. Des affiches et des tracts ont permis de sensibiliser le public à l’adoption de bonnes pratiques consistant à ne pas arracher la C. taxifolia ou à éviter de la transporter accidentellement sur l’ancre des bateaux, par exemple. Les usagers de la mer étaient également invités à signaler la découverte de nouvelles colonies, ce qui a permis à un Observatoire de suivi de l’expansion de la Caulerpa taxifolia, d’opérer le suivi cartographique grâce auquel on connaît l’état et la dynamique de l’expansion. Le dernier aspect de l’action réclamée par la communauté scientifique est la lutte directe contre les colonies de C. taxifolia et a consisté jusqu’ici à détruire l’algue par différents moyens d’action physique (découpage) et chimique (cuivre ou chlore). Quelques actions ont été menées dans la région dont celle du Parc national de Port-Cros qui a mis en place une stratégie globale depuis 1994. Chaque automne, sur tout le territoire marin du Parc, des bénévoles font une recherche systématique des nouvelles taches, qui sont ensuite détruites par les plongeurs du Parc.
Lâché de mollusques
L’expérience accumulée a-t-elle permis d’engager ou, au moins, d’identifier une politique adaptée ? Aujourd’hui, l’heure est à la sanctuarisation et, depuis mars 2003, le Conseil régional a adopté une stratégie définie avec la Diren et l’Agence de l’eau qui repose sur l’identification de zones sanctuaires sur lesquelles serait opérer une action chronique de contrôle, comme à Port-Cros. Plutôt qu’adoptée, cette stratégie semble avoir été proposée par la Région, qui laisse initiative et maîtrise d’ouvrage aux acteurs locaux. Pour l’heure, la seule réponse est venue de la ville du Pradet qui a décidé de sanctuariser la baie de la Garonne, encore peu envahie par la C. taxifolia. Cette zone de 80 ha fait l’objet de campagnes de repérage et d’une veille continue de la part d’associations locales (nautisme, plongée, etc.) afin de repérer les nouvelles colonies qui seront ensuite détruites par des professionnels lors de campagnes d’éradication dont la prochaine est prévue en octobre. Aucun terme n’est prévu pour cette opération de sanctuarisation qui, aujourd’hui, est programmée jusqu’en 2007 et bénéficie du soutien financier du conseil général et de la Région, qui souhaite que les premières initiatives « fassent boule de neige ».
Le développement de cette stratégie régionale serait donc positif, si la C. taxifolia n’avait cédé la place à l’actualité plus récente de la Caulerpa racemosa. Cette autre espèce de caulerpe progresse en Méditerranée depuis les années 90 mais sa morphologie et ses modes de reproduction rendent inefficaces les stratégies définies pour contrôler l’expansion de la C. taxifolia : alors exit, physique et chimie, et adieu, pauvres sanctuaires ? Pour le biologiste Marc Verlaque (2), il faut arrêter les actions en mer et se concentrer sur la lutte biologique. Aujourd’hui, l’espoir repose sur ce principe qui consiste à renforcer la présence de prédateurs dans les prairies de caulerpe. Il s’agit de limaces qui consomment déjà tranquillement les caulerpes et, surtout, de leurs cousines tropicales plus voraces et à la reproduction plus efficace. « Tropicales ? Veux-tu donc nous faire manger la Méditerranée par un asticot, à présent ? ». Garde ton sang-froid, lecteur, l’équipe du professeur Meinesz (3) a étudié ces petites bêtes qui en auraient pour des siècles à s’adapter à une autre nourriture. « Dans ce cas, que ton professeur ne saute-t-il dans un pédalo, par une nuit sans lune, pour lâcher en mer quelques mollusques ? » C’est qu’une attitude responsable demanderait des années d’expérimentation avant d’engager la lutte biologique et le ministère chargé de l’Environnement a refusé à deux reprises de les financer. Les collectivités locales pourraient-elle le faire ? Qu’elles en aient la volonté ou non, ne pas envisager la lutte biologique dans la gestion du phénomène Caulerpa pourrait bien rendre obsolète la stratégie régionale de sanctuarisation, dommage. D’autant plus que la mise en oeuvre de cette technique serait sans doute moins coûteuse que le contrôle standard car les limaces travaillent toutes seules, il suffit de les cultiver. Les meilleures armes au meilleur moment ?
Emmanuel Bec
1. Pour plus d’information : « Portail caulerpe » : www.caulerpa.org
2. COM, CNRS.
3. LEML, Université de Nice Sophia-Antipolis