La Provence voit la vie en rosé
« On est en train de descendre en enfer ». Le propos est de Jean-Claude Pellegrin, président de la fédération des producteurs de vins de pays des Bouches-du-Rhône. Assurément, l’heure n’est pas aux réjouissances dans le monde viticole. Hors les frontières de la région, la crise apparaît souvent au grand jour. Dans le Bordelais, les discussions portent sur des perspectives peu engageantes : l’arrachage de nombreux plants de vignes. En mars, de violentes manifestations de vignerons ont agité le Languedoc.
En Paca, le malaise de la profession est moins perceptible. Mais bien réel. En décembre dernier, 7000 viticulteurs ont défilé dans les rues d’Avignon. « Certaines régions ont une année de souffrance de plus que nous, constate Jean-Claude Pellegrin. Mais on ne tardera pas à vivre nous aussi des choses graves. Sans céder au pessimisme, car nous gardons l’espoir de rebondir, les restructurations en cours pourraient laisser du monde sur la bande d’arrêt d’urgence ».
Deux phénomènes viennent se conjuguer. Sur le plan national, les vignerons doivent composer avec une baisse constante de la consommation. La part des Français buvant un verre de vin tous les jours ou presque, les consommateurs dits « réguliers », est passée de 47 % à seulement 24 % ces vingt dernières années. Sur le plan international, la situation se complique aussi sérieusement. La France reste le premier exportateur mondial (20 %) mais a perdu cinq points de part de marché en quatre ans. Dans le même temps, les producteurs dits du « Nouveau Monde » (Etats-Unis, Argentine, Chili, Australie, Afrique du Sud) ont gagné six points. A eux cinq, ils exportent désormais autant de vin que l’Hexagone. Et le marché du vin est excédentaire à l’échelle planétaire : la surproduction s’élève à 50 millions d’hectolitres, c’est-à-dire précisément la quantité produite en France chaque année !
« Certains rêvent de baisser le niveau des protections réglementaires, d’ajouter à tour de bras des copeaux, de rationaliser la production en créant de grands domaines, des usines à vin »
Michèle Gros, viticultrice
Principale victime : le vin rouge. Parce qu’il est le plus produit, le plus exporté donc le plus exposé. En Paca, le Vaucluse – avec les côtes du Rhône, du Ventoux et du Lubéron – est donc en première ligne dans ce bras de fer qui oppose la France aux concurrents du « Nouveau Monde ». Les caves rattachées à l’appellation côte du Rhône, dont le vignoble s’étend en Rhône Alpes, stockent jusqu’à trois ans de production dans l’attente éventuelle de jours meilleurs. La fédération des caves de vignerons coopérateurs du Vaucluse (75 % des producteurs de vin du département dont les 2/3 en AOC) regrette avant tout « l’absence de mobilisation des pouvoirs publics ».
Dans le collimateur des coopérateurs, pêle-mêle : les effets néfastes de la loi Evin, des aides insuffisantes à la profession, et, au final, un zeste d’autocritique, « la filière du vin est encore trop éclatée en petites structures, ce qui ne la rend pas assez audible ». Mais l’heure est plus aux revendications qu’à une franche remise en cause : « nous subissons trop de contraintes réglementaires, reproche Diane Caillard, responsable de la communication de la fédération. Nos concurrents étrangers aromatisent leurs vins, recourent au goût boisé. En France, la législation sur les AOC garantit à juste titre la qualité. Mais il existe aussi un marché pour des vins plus souples, de table et de pays, qu’on nous empêche d’explorer. » Car la viticulture doit faire face à un paradoxe. Si la consommation s’est effondrée en France, en Italie et en Espagne, pays producteurs, elle est clairement à la hausse partout ailleurs, particulièrement en Grande Bretagne, dans le nord de l’Europe et aux Etats-Unis.
Mais les vins à succès sont ceux qui offrent un goût rapidement identifiable, des produits, parfois de qualité, mais prévisibles et standardisés. D’où le succès des vins de marque, basés sur un cépage, au détriment des vins de terroir, à la personnalité plus marquée mais au profil plus inattendu et variable. En France, la tendance à vouloir industrialiser le vin existe, regrette Michèle Gros, porte-parole de la Confédération paysanne dans le Var. Certains rêvent de baisser le niveau des protections réglementaires, d’ajouter à tour de bras des copeaux, de rationaliser la production en créant de grands domaines, des usines à vin ». Viticultrice à Hyères, elle cultive ses quinze hectares, le domaine des Fouques, en bio. « Même le Var n’échappe pas aux mouvements de concentration, poursuit-elle. J’ai un voisin qui possède 600 hectares ! Le groupe Castel (NDLR « Spécialiste des métiers de l’eau, du vin et de la bière » (sic). Saint Yorre, Amstel, mais aussi Vieux Papes, Boulaouane et bien d’autres appartiennent à Castel…) rachète tout aux alentours. Dans la plaine de Cuers, c’est la même chose mais avec Listel… ».
Tout n’est pas désespéré dans le monde viticole régional. D’abord, la crise ne touche pas de façon égale l’ensemble des acteurs : les viticulteurs perçoivent, en moyenne, les plus hauts revenus de l’agriculture. Surtout, la région Paca est un peu préservée de la crise générale.
Si le vin est un peu moins dans le rouge qu’ailleurs c’est que dans la région, à l’exception du Vaucluse, les vignerons voient la vie en « rosé ». « Dans la morosité ambiante, la Provence, tire mieux son épingle du jeu grâce au rosé, se réjouit Alain Baccino, président du Comité interprofessionnel des vins de Provence (CIVP, qui rassemble les appellations côtes de Provence, coteaux d’Aix et coteaux varois et la fédération régionale du négoce). Le rosé est la seule couleur qui résiste sur le marché. Sous cet étendard, sans déborder d’optimisme, nous regardons l’avenir avec plus de sérénité ». 80 % des rosés côtes de Provence sont commercialisés en France. Ils ne sont donc exposés qu’à la marge aux variations du marché international. Les français ne boivent plus qu’occasionnellement du vin ?
Qu’importe ! Le rosé est déjà un vin d’occasion, qui se consomme principalement quatre mois dans l’année, au soleil et en vacances. « Le rosé est un vin de convivialité, de partage, qui ne la ramène pas, s’enthousiasme Arnaud Jéremy, responsable du service économie du CIVP. C’est un vin d’ambiance, de feu de camp, plus proche de l’univers des boissons que le rouge. Un vin hédoniste qui répond à une attente. »
La « bonne nouvelle » s’est vite propagée. Historiquement déjà bien implanté en Provence, le rosé y est maintenant devenu hégémonique. Il représente désormais 80 % de l’appellation côtes de Provence, 70 % des coteaux varois, 65 % des coteaux d’Aix. Dans les Bouches-du-Rhône, la part de rosé dans la production de vin de pays était il y a quatre ans de 20 %. Chiffre qui, désormais, s’élève à 60 % ! « Nous avons fait aussi de grands progrès sur le plan qualitatif en améliorant le processus de vinification, en développant nos AOC, souligne Alain Baccino. La Provence a misé sur la couleur rosée pour le haut de gamme. Sans négliger les vins de table et de pays, je suis convaincu que l’amateur de vin restera demandeur de précision, de qualité, d’effets de terroir. » Le vin sauvé par le rosé ? Des esprits chagrins vont sans doute s’exclamer : pas de doute, c’est la crise !
Michel Gairaud