La grande muette joue l’amnésie

juin 2004
Observateurs particulièrement attentifs du procès de la DCN (direction de la construction navale) de Toulon, les deux gendarmes qui ont mené l'enquête ont suivi les débats avec intérêt. Même (ou surtout) s'ils ont été écartés du dossier, compte tenu d'un zèle et d'une pugnacité qui ont permis de révéler le plus gros scandale financier du Var. Après une enquête de 5 ans, brusquement interrompue par une hiérarchie aux ordres, des vexations, des mutations arbitraires sanctionnées par le tribunal administratif, une atteinte à leur vie privée, les deux gendarmes n'ont pas baissé la garde. Henri Calliet a accepté de livrer ses impressions alors que le procès poursuivait son cours(*). Un peu dépité, notre gendarme, face à certaines réalités...

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Quel est votre sentiment général ?

Mitigé… D’abord, il est utile de replacer ce procès dans son contexte. La qualification retenue, « escroquerie en bande organisée », ne tient pas. Les avocats sont d’ailleurs immédiatement montés au créneau pour argumenter sur le fait qu’il n’existe pas d’escroquerie dans ce dossier. À l’Arsenal, tout se déroulait de manière « normale »… Si l’on peut employer ce terme. Les dossiers, les papiers officiels étaient remplis et avaient l’aval de la DCN… Sans la moindre escroquerie ! De ce fait, on ne trouve plus de trace de corruption alors qu’elle est avérée au terme de l’enquête. On en déduira que les arrangements avec la loi étaient nécessaires pour que l’entreprise puisse fonctionner. Compte tenu de ces distorsions, la Justice risque fort de devoir conclure à un simple dysfonctionnement de l’État. Et on en conclura que la loi était mal faite. Alain Richard, le ministre de la Défense de l’époque, viendra témoigner dans ce sens, en argumentant sur la modification des statuts, qu’il a engagée dès qu’il a été mis au courant des pratiques illégales qui avaient cours à l’Arsenal.*

D’autres bizarreries ?

Au moins trois m’ont sauté aux yeux. Nous avons lancé l’affaire dès 1997. La gendarmerie maritime a fait un gros travail d’investigation. Mais entre la saisine réelle de janvier 1998 et l’aval du ministre en juillet 1999, dix-huit mois se sont écoulés… Et durant cette période, à l’Arsenal, on a eu le temps d’arranger ce qui pouvait l’être, de se livrer à de la subordination de témoins, de saborder le dossier. Un autre fait troublant peut retenir l’attention : le procès devait avoir lieu en septembre dernier. Quelques jours avant son ouverture, le substitut Bourion chargé de l’affaire a été muté à Paris. C’est à lui qu’on doit le premier réquisitoire. Sans porter de jugement sur cette mutation, on peut s’en étonner ! Le nouveau procureur de la République qui a hérité de l’imposant dossier ne pouvait pas le connaître aussi bien que son prédécesseur. Y a-t-il eu des interventions extérieures ? On ne le saura jamais. On peut s’étonner également que Jean-Yves Helmer, numéro un de la Direction générale de l’armement n’ait pas été mis en examen pour escroquerie en bande organisée.

Etes-vous déçus d’avoir beaucoup travaillé pour peu de résultats ?

Je ne sais pas si je dois, si nous devons être déçus. Ce qui est certain, c’est que si on ne nous avait pas mis tant de bâtons dans les roues, les choses auraient été plus rapides. On aurait sans doute découvert un plus grand nombre de personnes ayant participé à la corruption. Il faut bien se rendre à une évidence : on nous a freiné pour permettre d’écrêter un peu les problèmes et de s’arranger en famille, avant le début du procès. Ainsi, on peut se gausser de l’excès de zèle des deux gendarmes à l’origine de tous leurs malheurs…

On a l’impression d’assister au procès de l’amnésie…

Exactement. Le comportement de certains prévenus était pathétique : personne ne se souvenait de rien, personne ne savait rien. Pourtant, tous étaient parfaitement confiants. Ils n’étaient pas gênés de se retrouver là. Certains donnaient même l’impression de s’adresser aux magistrats comme aux subordonnés qu’ils avaient ou qu’ils ont encore sous leurs ordres. C’est vrai qu’aujourd’hui, tous ont retrouvé de bonnes places après leurs mises en examen. En fait, on a essayé de nous faire croire qu’il s’agissait de gens incompétents, pas de magouilleurs. Difficile à avaler…

Le mal était-il circonscrit à Toulon ?

Sûrement pas. Et notre grand regret c’est qu’il n’y ait pas eu un procès au niveau national, qu’on se soit contenté de ce qui se passait à Toulon. Il aura fallu attendre près de quatre ans pour relancer l’affaire sur Brest et Lorient. On a voulu circonscrire le sinistre et faire croire à un petit feu de paille.

Votre sentiment à mi-parcours de ce procès ?

Un peu d’amertume… Devant un travail inachevé. D’autant que nos fins de carrières en ont pâti. On nous a pris cinq ans de notre vie. Et le résultat… Ce procès… Mais, si c’était à refaire, nous n’hésiterions pas. L’important est de n’avoir jamais courbé l’échine, de ne jamais perdre notre honneur… C’est la reconnaissance quotidienne que nous manifestent ceux qui nous lisent.

Propos recueillis par José Lenzini

(*) Propos recueillis le 25 mai 2004, ce qui peut expliquer un certain décalage, notamment dans le passage concernant l’audition de M. Richard, ancien ministre de la Défense.

Aujourd’hui, les deux gendarmes (en retraite) attendent le jugement du tribunal administratif de Nice auprès duquel ils ont introduit une action avec demande de dommages et intérêts pour le préjudice subi. Ils sont également en procédure pénale à Paris pour dénonciation calomnieuse.

Deux gendarmes et leur « complice »

« Ce n’est pas nouveau… Il y a toujours eu ce genre d’affaires à l’Arsenal ! » La réponse était courante. A Toulon et au-delà. Jusqu’à ce bouquin mettant en évidence un « Scandale à l’Arsenal »(*) : plus de 150 millions d’euros détournés, mille à deux mille personnes employées illégalement… Et tout le reste que Patrick Lallemant, alors rédacteur en chef à France Info va découvrir en menant son enquête « pour l’honneur de deux gendarmes ». Au départ, comme la plupart des journalistes de France et d’ailleurs, Lallemant connaît mal l’affaire. C’est une jeune cons?ur qui l’incite à rencontrer les deux gendarmes qui sont alors au c?ur de la tourmente et qui vont révéler ce qui aurait pu être un excellent scénario pour un film d’espionnage. Il n’y manque rien : des barbouzes et des hommes de main, des galonnés et des call-girls, des voyages sous le soleil et des petits cadeaux de supermarchés. « Ma cons?ur était convaincue qu’il y avait un bouquin à faire. Mais, pour ma part, mes contacts avec les gendarmes se limitaient à ceux des chansons de Brassens que je chantais sous la douche. J’ai eu un premier contact avec l’un des deux pandores qui ont mis à jour un système où la corruption régnait en maître et où les ripoux faisaient la loi. Mais ça n’a pas été très facile. (…) J’ai rencontré Henri Calliet, un gros nounours sur ses gardes… Mais l’histoire qu’il m’a racontée et ce qu’il avait subi comme brimades et chantages avec son collègue Jean-Pierre Jodet m’ont convaincu de l’utilité de faire un livre. » À cette époque, l’affaire de l’Arsenal de Toulon ne passionne pas les médias. Elle est ardue dans son montage et ses arcanes économiques. De plus, elle n’a pas même la décence de mettre en scène quelques vedettes de la politique ou des finances, histoire de donner du clinquant, de la paillette. On s’y emmerde un peu à suivre deux cognes, même pas causants et obstinés, disparaissant sous des tonnes de procès-verbaux d’audition. Et puis… Toulon… On est habitué. Les magouilles, les affaires politico-maffieuses, l’assassinat d’une députée, le Front… On ne va tout de même perdre son temps à aller chercher des poux sous les casquettes galonnées ! Cinq ans d’enquête, de procédures… La confiance établie, les deux gendarmes et le journaliste se mettent au travail, remontant, analysant méticuleusement les différentes phases, avant de passer à la rédaction et à une relecture commune. « Nous nous sommes bien compris et bien complétés » explique Patrick Lallemant, qui ponctue avec un sourire : « Aujourd’hui, ils me présentent comme leur complice. » Le livre est un succès de librairie, unanimement apprécié par des lecteurs ou des curieux qui ont à c?ur de féliciter le trio pour l’honneur également rendu à Toulon et à sa Royale. Quant à la DCN qui, depuis, a changé de statut, elle continue de jouer la Grande Muette. Comme si ce document ne la concernait pas. A moins qu’elle ne se sente au-dessus de ces basses contingences matérielles.

J. L.

(*) « Scandale à l’Arsenal », par Henri Calliet, Jean-Pierre Jodet et Patrick Lallemant / Éditions du Rocher / 197 pages / 18,50 euros.

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