Hubert et Françoise Nyssen, éditions Actes Suds, Arles
L’Arlésienne paraît enfin
« On est les champions, on est les champions, on est, on est, on est les champions ! » (Ils sautent, s’embrassent, pleurent, se congratulent, puis elle s’adresse à son père) Bon, allez Hubert, laisse-moi maintenant, j’ai du boulot, retourne à ton bouquin. (Il sort) Eh oui, c’est moi qui dirige, depuis presque quinze ans. Mais je dois tout à Papa. Papa est venu dans la région à la fin des années 70 : le trip baba, la vieille bergerie, les bouquins, etc. Un beau jour, je me suis rendu compte que je m’emmerdais dans un ministère à Paris. Alors, Papa a été d’accord pour que je vienne travailler avec lui, « à condition de tripler le chiffre d’affaire ». Que voulez-vous, les lettres sans les chiffres… Scientifique de formation, « j’ai vite appliqué la politique de la calculette » (1). En 1991, j’ai même reçu le prix de la femme d’affaires de l’année, décerné par la Veuve Clicquot. Si,si. Avec Papa derrière, fallait filer droit. Comme Papa, j’aime bien travailler avec des femmes. « Elles sont simples, directes, souples, actives, imaginatives…» (2) Souples, surtout, c’est ça qui compte. Faut pouvoir supporter le papatriarcat… Bref, après la bergerie, on s’est installé en Arles. C’est là que j’ai rencontré Jean-Paul (3). Il faisait un centre culturel avec ciné, expos, et il voulait une librairie. Coup de foudre, mariage, et maintenant on a un complexe culturel avec ciné, expos, librairie, restau, hammam… C’est comme ça, on est très famille, voire un peu clan. Sinon, faut se diversifier, c’est important. On a aussi acheté un immeuble à Marseille, une vraie affaire. Avec la librairie Maupetit au rez-de-chaussée. Et la littérature dans tout ça ? Elle a une sacrée place… (triomphante) La place Nina-Berberova ! Sympa, la mairie d’Arles, qui a baptisé comme ça devant chez nous. En attendant la statue de Paul Auster et l’impasse Laurent Gaudé… la Ruskoff, Berberova, ça a été notre premier gros lot, vieille jument sur le retour qu’on a réussi à lancer. Allez savoir ? Ça a pris, on se demande toujours pourquoi. De toutes façons, on n’avait pas le choix. C’est là que Papa a été génial. Il a fait comme Tapie avec les footballeurs africains : pas les moyens d’avoir Zidane, alors on s’est mis à écumer le monde, à la recherche de talents. Parfois, il y en a un qui file au Real Madrid (je veux dire chez Gallimard), parce qu’on peut pas suivre, comme Zoé Valdès. Et puis, même si le bouquin est mauvais, reste l’exotisme. Un mauvais roman toungouze ou tchétchène, ça se vend mieux qu’un mauvais roman français, c’est le bon côté de la mondialisation. Des fois, on publie même sans avoir lu, juste parce qu’on sent que ça va marcher, comme Tunström ou Paul Auster, par exemple. Auster, ça marche qu’en France, allez comprendre. Bon, maintenant, on publie des Français, (Bien obligés, pour le Goncourt) mais pas beaucoup, faut dire que c’est vraiment mauvais. Imaginez, on a retenu Gaudé… L’autre idée géniale de Papa, ça a été de s’installer ici. On a pu gratter les subventions des collectivités locales, on était sûrs d’être aidés, il y avait que nous. Comme dit Papa : « Nous avons joué à fond, tout de suite, la carte de la décentralisation trois ans avant les dispositions gouvernementales. » (4) Les mauvaises langues ont fait un lien entre notre ascension et les années Mitterrand. Tout ça, c’est rien que des racontars de Parigots jaloux. Ah, ils nous ont bien fait sentir qu’on était des bouseux, du côté de Saint-Germain-des-Prés… Mais comme dit Papa « Les relations qu’il faut avoir, nous les avons. » (5) Voilà, maintenant, je passe mon temps avec ma calculette dans le TGV, on publie un livre par jour, on emploie 120 salariés, bref ça baigne. On a failli boire le bouillon à un moment, mais heureusement Flammarion a mis au pot (6). Et puis maintenant, le Goncourt. « On achète le Goncourt pour l’offrir plus que pour la qualité du livre. » (7) Le bouquin que tous les illettrés achètent, imaginez ! Pour l’éditeur, c’est comme gagner au loto. J’en ai pleuré de joie. Je l’ai eu à la pugnacité et grâce à la veuve Defferre qui m’a bien soutenue. (8) Ça fait des années que je les harcèle, les vieux schnocks, à coup de petites phrases, genre : « C’est scientifiquement étrange. On a l’impression que quelques happy few se partagent le gâteau. » (9) Chaque année, j’ai dit haut et fort ce que tout le monde sait : copinage, magouille… Ils ont fini par craquer, en se disant que je ne cracherais pas dans la soupe après. Ils ont bien eu raison. Et heureusement, Gaudé l’a accepté. Pensez, si ç’avait été Julien Gracq (10)! Non, je déconne.
Paul Tergaiste