Eldorado privé sous haute surveillance
La D56 de Tourettes (Var) n’est pas une route. C’est une frontière entre deux univers délimités par un infini grillage vert. Tous les vingt mètres, des totems orwelliens s’en élancent, garnis de cloches noires de vidéo-surveillance et de détecteurs infrarouges. D’un côté, le monde tel que vous le connaissez. De l’autre, le domaine de Terre Blanche, dans lequel on ne pénètre que par un « Gate Office » afin d’évoluer dans ses 266 hectares ultra-sécurisés et totalement privés. Une « Gated Community », comme le veut l’anglicisme. Si la méthode est aujourd’hui déclinée sur d’autres programmes immobiliers régionaux, le complexe inauguré en 2004 en est le grand précurseur.
Au début des années 2000, « Terre Blanche » est fermement contesté par un Collectif d’initiatives citoyennes (CIC), très combatif, mais dont les efforts ont été finalement vains. Aujourd’hui le domaine se compose de deux golfs baignés de lacs artificiels, d’un hôtel Four Seasons 5 étoiles (800 Euros la nuit), d’un spa, d’un restaurant avec chef étoilé et de nombreuses villas de luxe arborées (5 millions d’Euros pièce), dont certaines à la location. Claude Allongue, ex-membre du CIC, se souvient que durant son enfance « il s’agissait d’un bel endroit. On allait tous jouer au château ! ». Mais désormais le green a mangé l’espace et a une soif insatiable. « L’été, les restrictions d’eau sont importantes pour les citoyens, mais Terre Blanche dispose de son propre raccordement au lac de Saint Cassiens, souligne Eric Bourlier, ancien président du CIC. Le domaine peut puiser, à sa guise, 600 000 mètres cubes par an, autorisés par la société du Canal de Provence, sans que le prix en soit connu. »
« Un avis de recherche interne pour individus suspects »
Aux abords du site, on peut d’ailleurs apercevoir une grande infrastructure dédiée. « Mais l’eau ce n’est pas tout, continue Eric Bourlier, ceux qui habitent les villas de luxe du domaine de Terre Blanche viennent souvent en hélicoptère ou en avion privé sur l’aérodrome de Fayence, puis ils se réfugient dans leurs bunkers. Les commerçants locaux pensaient leur vendre un rosbif de temps en temps, mais ces gens-là veulent simplement boire des cocktails au bord de la piscine… » Et de conclure, amer : « Comme ils préfèrent voir en face de chez eux une clôture vidéo-surveillée plutôt qu’un HLM, ces derniers se font très rares. De plus en plus de personnes sur le canton ne peuvent plus se loger et finissent dans des campings. »
Lors de la construction du domaine, l’un des arguments chocs en faveur du projet fût la sacrosainte « création d’emploi ». Jeanne (1) a vingt ans. Cette année, elle a fait la plonge et nettoyé pendant plusieurs mois les villas de Terre Blanche. « Le domaine est une machine qui brasse énormément d’argent », constate-t-elle. Mais elle a dû signer, pour chaque jour travaillé, un CDD ! « Et je suis chanceuse, car au moins j’étais payée au smic. Ils embauchent surtout un très grand nombre de stagiaires payés 400 Euros par mois. Je travaillais entre 3 et 5 jours par semaine, selon leurs besoins. J’ai vraiment fait ça pour l’argent, mais c’est pas mon truc d’être au service des riches. » Quant à la sécurité, elle raconte une anecdote édifiante : « Cet été, deux personnes ont été vues sur les caméras de vidéo-surveillance alors qu’elles étaient « étrangères », car ni clientes, ni salariées. Le service de sécurité a donc publié un avis de recherche interne et affiché partout les photos des deux individus suspects. »
Sur le site internet du domaine de Terre Blanche, bercé par une langoureuse musique jazzy, l’ambiance est plus décontractée : « Imaginez une terre qui de tous temps a enivré nos sens… » Loin des salauds de pauvres ?
Jean-Baptiste Malet