Le roi des planches (à billets)
Je m’présente, je m’appelle Bluzet. J’voudrais bien réussir… Je rigole, c’est déjà fait. « Le businessman des planches », qu’ils m’ont surnommé, dans L’Expansion (1). Question théâtre, ils en connaissent un rayon, L’Expansion ! Et question expansion, je me démerde pas mal non plus. C’est que je dirige le plus grand pôle théâtral de France et du sud méditerranéen, en fait un GIE (Groupement d’Intérêt Economique, et je pèse mes mots) qui regroupe le Théâtre du Gymnase à Marseille et celui du Jeu de Paume à Aix. Ah, le théâtre, une passion juvénile que je regarde toujours d’un ?il attendri…
La bohème, le cours Florent, puis les planches, le cinéma (des broutilles, un petit rôle chez Berri, un autre chez Miller), et enfin la télé : Navarro, Julie Lescaut… Important, ça, la téloche. Pour que les gens viennent au théâtre, faut faire du « vu à la télé ». Comme ça, ils se sentent comme à la maison. Bon, pas du vulgaire genre Bigard ou Star Ac’, parce que mes abonnés, c’est tout de même les dentistes du 8e à Marseille et les mémères à chinchilla d’Aix (et vice-versa). Sans oublier les comités d’entreprise. Vive l’entreprise ! Bref, du classieux : Trintignant, Lucchini, Birkin, Marielle, Piccoli, La fille Bohringer, Caubère, j’en oublie.
Ils sont tous passés chez moi, ou alors ils y passeront. Prenez Gao, par exemple. Le Chinois, là, le Nobel. Sa pièce chiante, je l’aurais même pas lue après la première page (d’ailleurs, je l’ai pas lue). Mais voilà, la-té-lé. Et puis avec les subventions de la Mairie co-productrice, je pouvais pas dire non à l’ami Mangion (2). J’ai toujours aimé les gens de la Mairie. En 93 – dix, ans, que le temps passe – c’est Vigouroux qui m’a filé le boulot. Moi, pas rancunier, j’ai soutenu Gaudin en 1995. J’allais poser sur les photos, comme Johnny et Line Renaud avec Chirac. Mais l’Art, c’est au-dessus de la politique.
Comme je le disais à mes amis patrons, « les ministres de la culture passent, les chefs d’entreprise restent » (3). Bon, je déconnais, j’oubliais Messier et les autres, c’était dans le contexte. Surtout, je ne voudrais pas passer pour un ingrat. Ils m’ont tout de même filé un million et demi d’euros (4) pour cette année, à la Mairie. Plus les bricoles du ministère de la Culture, de la Région, du Département… Et une médaille en prime. Mais le business, c’est tout de même autre chose. Ricard, par exemple. On était fait pour s’entendre. Eux, ils mesurent leur succès aux bouteilles vidées, moi, aux salles remplies. Les vases communicants, en somme. Ils comprennent tellement bien la culture, chez Ricard, que je leur ai laissé une pleine page dans le programme de cette année pour qu’ils expliquent leur idée de l’art. Visionnaire !
« Le théâtre n’est pas fait pour polémiquer »
Heureusement, les politiques suivent de plus en plus. Comme à La Ciotat, par exemple. En 2001, quand les cocos se sont fait virer aux élections, la nouvelle adjointe à la culture le disait bien : « Le Théâtre est fait pour divertir et non pas pour faire de la politique ni polémiquer, il y a d’autres lieux pour ça ». Du coup, exit la directrice du Théâtre du Golfe, enter Dominique Bluzet. Je passe par une asso, comme ça le Maire Patrick Boré (UMP) a pu me faire un petit chèque de 80 000 euros (HT, je parle toujours en hors taxe). Et hop, jusqu’en juin 2005, je programme La Ciotat. Et c’est pas tout : j’affrète des bus, je rencarde les Ciotadins devant leur théâtre et… en route pour le Gymnase ! Sold out comme le Vélodrome un soir de coupe d’Europe !
Vous vous rendez compte, plus d’abonnés au théâtre qu’au foot, à Marseille. A moi tout seul, 18 000 abonnés, l’équivalent d’un virage plein comme un ?uf ! Ah, mes chers clients, euh, pardon, abonnés… Alors, ça fait forcément des jaloux : tous ces théâtreux à la noix, ces intermittents crève-la-faim qui regardent défiler les chèques, les têtes d’affiche de la capitale et les cars bourrés de Ciotadins… Mais je ne suis pas égoïste, je partage, moi. J’ai créé la Biennale des Jeunes Compagnies, car « les dix compagnies conventionnées à Marseille en empêchent d’autres d’exister. Quand une Direction régionale des affaires culturelles conventionne une compagnie, elle a bien du mal à la déconventionner plus tard » (5).
Bon, j’ai tout de même pas demandé à être déconventionné, mais avec la Biennale, je file un peu de pognon aux jeunots. Une générosité saluée à sa juste mesure : j’ai été fait Chevalier des Chiffres… euh, non, des Arts et Lettres. Je l’ai mérité, parce qu’il faut se les farcir, les gamins. Comme ce givré, Dimech. Nulle, sa pièce, que j’ai co-produite (je ne l’ai toujours pas vue, d’ailleurs). Il m’a foutu un de ces bordels, au Jeu de Paume ! Dès qu’elles entendent le mot « bite », elles tombent en syncope, mes mémères du cours Mirabeau ! Obligé de me fendre d’une bafouille, que je m’aplatisse en leur promettant de les rembourser. J’avais déjà fait la même chose avec un excellent Novarina au Gymnase. Que voulez-vous, les spectacles passent, les abonnés restent.
Paul Tergaiste