De la fracture au grand écart : géographie politique des inégalités

décembre 2005
Marseille « la populaire » unie comme les cinq doigts de la main - même lorsque, partout ailleurs, s'enflamment les banlieues - cache une autre réalité : de grands écarts de richesse, notamment entre le Nord et le Sud de la ville. Des écarts qui ont aussi une traduction politique.

Marseille est une des villes les plus pauvres de France. Cet état de fait est ancien. Du bon côté, il donne à la ville sa couleur et sa culture de cité populaire, de l’autre, il grève durablement son développement, condamnant ses habitants à un chômage de masse bien supérieur à la moyenne. Depuis peu, elle est aussi la ville de France qui connaît les plus grands écarts entre quartiers riches et pauvres. Les hauts revenus y sont quinze fois plus élevés que les plus bas revenus, eux-mêmes considérés comme « particulièrement » faibles. C’est en tout cas ce que conclut l’Insee qui s’est intéressé aux écarts de revenus dans les grandes villes de France (Sud Insee l’essentiel Décembre 2004). Cette étude vient conforter un certain nombre d’idées communes qui circulent sur la ville. Selon les chercheurs de l’Institut national de statistique, la Canebière et le Vieux-Port servent bien de ligne de démarcation entre quartiers riches et pauvres. Et ce « même si de nombreux arrondissements comptent à la fois des zones aisées et modestes ». Cette caractéristique « contrastée » des revenus selon les quartiers s’explique en partie par la capacité de la ville à inclure en son sein des zones qui seraient apparentées ailleurs à la banlieue. C’est aussi l’un des arguments complaisamment utilisés pour justifier le peu d’émeutes urbaines à Marseille à l’heure où les cités de France sont à feu et (un peu) à sang.

En revanche, contrairement à une idée reçue, ce ne sont pas les quartiers périphériques qui sont les plus pauvres. En effet, le revenu médian par « unité de consommation » dans les 2e et 3e arrondissements est inférieur au reste de la ville. La triste palme de la pauvreté étant décernée au 3e arrondissement, avec 6300 euros par « unité de consommation » (le bon vieux ménage de l’Insee), la moitié du revenu médian de la ville toute entière. Viennent ensuite, le 3e, le 1er et les arrondissements du nord de la ville (dans l’ordre, les 15e, 14e et 16e). Pour les riches, il faut regarder de l’autre côté de la Canebière, le 8e en tête (19 167 de revenu médian par unité de consommation) suivi du 7e, du 12e, du 9e et du 6e. Pour la pauvreté, les causes sont simples. Au nord de la ville, une personne sur trois se déclarait chômeur en 1999 contre une sur quatre dans toute la ville. Même topo pour les familles monoparentales, 1 sur 3 dans les arrondissements pauvres, 1 sur 4 à Marseille. 10 % des ménages se déclarent sans revenus autres que les prestations sociales comme source de revenus. On y compte aussi plus d’employés et d’ouvriers et deux ou trois plus d’étrangers. Entre les deux, il y a des arrondissements « mi-figue, mi-raisin », le 13e et le 16e, dans lesquels les écarts peuvent être très grands : « 10 % des ménages les plus aisés déclarent un revenu dix-huit fois ou vingt-deux fois supérieur aux 10 % des ménages les plus modestes. »

Bien entendu, ce clivage des revenus a une traduction politique. Les arrondissements les plus pauvres sont tous gérés par la gauche, la droite tenant les secteurs les plus riches. Bien entendu, la loi PLM ne laisse que peu de latitude aux maires de secteur qui gèrent ces arrondissements. Depuis sa première élection, en 1995, Jean-Claude Gaudin gouverne ostensiblement la ville en ignorant le nord. La plupart des dispositifs qui ont tenté d’inverser la situation sont pilotés par l’Etat (une partie d’Euroméditerranée, la politique de la ville, Grand projet de ville, zones franches urbaines). En revanche, il a porté son effort sur le centre ville en lançant et prolongeant une grande opération de rénovation immobilière qui n’a pas eu les effets que la Ville espérait.

Pourtant, les classes moyennes ne sont pas revenues habiter le centre ville. Faute d’appartements correctement rénovés, mais faute surtout d’équipements sociaux adéquats : écoles à bonne réputation, parkings accessibles, crèches… Enfin, le maire et ses équipes ont continué à entretenir de bonnes relations clientélaires avec les quartiers riches déjà fort bien pourvus en équipements publics. En revanche, différents conflits sociaux qui ont émaillé l’actualité de la ville ces derniers mois ont laissé paraître un durcissement politique. Récemment, le maire venait inaugurer une grande exposition privée au sud de la ville. Son arrivée a été saluée par un torrent d’applaudissements comme si le maire devait être d’autant plus soutenu qu’il affrontait ces temps-ci une certaine adversité. Le conflit des horodateurs a vu s’élever contre lui des arrondissements (le 4e, le 5e, le 7e) relativement aisés et peu opposés à sa politique jusque-là (ils ont tous été gagnés par la droite lors des deux dernières élections). De l’autre côté, le conflit de la RTM a entraîné beaucoup plus de vrais désagréments chez les populations pauvres du nord de la ville, que dans les quartiers riches qui, au pire, étaient bloqués dans les embouteillages.

La grande inconnue des échéances à venir est donc la façon dont vont voter ces quartiers pauvres et populaires. Lors des élections régionales et du referendum européen, Marseille, et singulièrement, ces quartiers-là, ont voté à gauche. Jean-Claude Gaudin peut craindre ainsi de voir cette opposition s’accentuer. Sans effet direct sur la victoire finale, puisque la liste gagnante doit d’abord l’emporter dans la majorité des secteurs pour gagner la mairie. Ce sont donc les quartiers moyens qui risquent de faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre : les 4e et 5e arrondissements (où la grogne anti-horodateurs est relativement active), les 11 et 12e d’autre part. La véritable clef étant sans doute le 11e arrondissement, aux revenus légèrement supérieurs au reste de la ville mais qui a connu de douloureuses fermetures d’entreprises. C’est sans doute là que se jouera l’avenir de Jean-Claude Gaudin.

Gilles Bribot

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