Christian Frémont, Préfet de région PACA
Chevalier de la table ronde « I’m a poor lonesome cow-boy long way from home »… Vous la connaissez ? C’est la chanson que chante Lucky Luke, chevauchant dans le soleil couchant, à la fin de chacune de ses aventures. Cow-boy solitaire loin de son foyer, j’affectionne ce héros, c’est tout moi, au-dessus de la mêlée, à défendre la veuve et l’orphelin, à arbitrer les conflits entre les O’Hara aux grandes oreilles et les O’Timmins aux gros nez. Bon, je dors rarement à la belle étoile, une selle en guise d’oreiller, les ors de la république, avouez que c’est plus confortable. Dans les préfectures, plutôt que l’homme qui tire plus vite que son ombre, on a préféré me surnommer le « chat noir », parce que des mauvaises langues prétendent que je porte la poisse… En Aquitaine, j’ai connu la marée noire du Prestige en 2003 et depuis que j’ai été nomme en PACA, les incendies de forêt sont plus durs à maîtriser, les inondations plus hautes, et les conflits sociaux plus longs. La préfecture de région, c’est le couronnement d’une carrière d’une banalité dont les pages du Who’s who dégoulinent. Officier de la Légion d’Honneur et autres breloques à la boutonnière, prof de lettres, énarque, préfet ici et là, un petit tour au ministère de l’Intérieur, sans oublier un poste de directeur des stages à l’ENA, où j’ai vu passer la moitié du gouvernement, le couple Royal-Hollande, Dupont-Aignant et j’en passe… Vous imaginez le carnet d’adresses, à gauche comme à droite. La Fremont’s touche ? C’est la politique de la table ronde, qui d’ailleurs est rectangulaire, entre nous soit dit. A chaque conflit, hop, je sors ma table ronde : Lustucru, Nestlé, RTM, Fralib, SNCM, Sucre Saint-Louis, Panzani, Plan-de-Campagne, Diebold, Port Autonome… Même en pleine mer, sur un bateau, entre les pêcheurs au thon et Greenpeace. Plus qu’un préfet, je me veux « juge de paix », il faut bien s’adapter à la culture locale, que je méprise soit dit en passant. Tiens, c’est moi qui ai fait raser les cabanons de Beauduc, en Camargue, c’est quoi ces prolos qui s’inventent des résidences secondaires les pieds dans l’eau ? Je me définis comme un « paysan pragmatique », je suis né à Champagnac-de-Belair, ça sent bon le fumier, où tout se règle autour d’un canon au comptoir. Pur produit du centralisme, ce côté « terroir » me donne une patine authentique à laquelle personne ne croit, pas même moi. Dans les faits, cela donne de la bonne langue de bois d’énarque avec sécurité d’emploi et retraite dorée qui regarde avec la compassion d’un caïman les dégâts du nouvel ordre économique : « Dans un contexte économique où les protections douanières n’existent plus et où les entreprises ne peuvent pas prendre le risque de se faire déborder par leurs concurrents, il faut être pragmatique. On peut rêver d’un autre système, mais demander une loi qui modifierait les règles, je ne vois pas laquelle. Pour autant, il faut humaniser ce monde pour éviter au maximum les licenciements. » (1) Quant au dossier des sans-papiers, sur 1195 demandes de régularisation, on en a accepté 235. Pur hasard que cela corresponde aux quotas de Sarkozy : « je n’ai pas fait de comptes, ça tombe comme ça » (2), mais j’ai bon fond, je n’envoie pas encore les CRS à la sortie des écoles. Si je me proclame arbitre, je n’hésite pas à tirer le penalty à l’occasion, comme dans l’affaire de l’incinérateur, où je me suis porté partie civile. La fameuse table ronde s’est alors transformée en triangle… des Bermudes pour les opposants au projet ! Je leur ai mis mes services sur le dos pour leur chercher un maximum de poux dans la tête, et ils ont travaillé la main dans la main avec les avocats de Gaudin. Du beau boulot, on leur a systématiquement plombé tous leurs recours. Faites gaffe à ce que vous dites, j’ai traîné en diffamation Raimondi, le maire PS de Fos-sur-Mer, lorsqu’il a mis en doute l’impartialité de l’Etat dans cette affaire. D’ici peu, j’irais passer ma retraite dans ma Dordogne natale, pensez donc si je m’en tamponne le coquillard du brûle-merde. La neutralité, le service de l’Etat, c’est bien gentil, mais moi je dépends du ministère de l’Intérieur, et comme le courant passe très bien entre Sarko et Gaudin, je ne vous fais pas un dessin… Gaudin veut que les Marseillais dépensent leur argent à Marseille, à la Valentine ou bientôt aux Terrasses du port, on fait donc comprendre au maire de Cabriès dont Plan-de-Campagne dépend et qui refuse obstinément, de partager cette manne en taxe professionnelle, qu’il ferait bien d’entrer dans la communauté urbaine de Marseille. Pour ça, je fais planer la menace de la fin de l’exception de l’ouverture du dimanche de Plan-de-Campagne en disant que « la loi n’est pas une base de négociation, même à Marseille », réprimant au passage un haut-le-c?ur d’énarque droit dans ses bottes face aux combines méridionales. Sauf qu’à Plan-de-Campagne, ça fait vingt ans qu’on « négocie » l’illégalité de l’ouverture du dimanche, dans la plus pure tradition locale, avec ma bénédiction dorénavant. Et la loi SRU qui impose 20 % de logements sociaux, on s’y assoit dessus ici comme ailleurs, et je ferme les yeux. Mais j’ai d’autres chats à fouetter… C’est qu’il faut se la farcir, la préfecture ici ! C’est la plus difficile de France, comme j’aime à la répéter pour rehausser tout le mérite qui me revient. Tiens, rien qu’en 2005, plus de cinquante « tables rondes » ! Sans compter les journalistes, que je reçois magnanimement dans les salons privés pour des petits-déjeuners. Tiens, je ne vous y ai jamais vu, d’ailleurs. Vous n’aimez pas les croissants ?
Paul Tergaiste