Angelin Preljocaj, chorégraphe
(Subvention)né pour oser
Chasses d’eau tirées à répétition, hurlements, sirènes… Preljo est en train de peaufiner la bande-son de « Tsunami 121 », son prochain spectacle… Dans les travées, les pompiers de service éclaboussent avec leurs lances à incendie les spectateurs venus pour la générale. Il se met à taper frénétiquement sur un ordinateur. Le texte apparaît, défilant sur une enseigne lumineuse au-dessus de la scène : C’est moi, le banni d’Albanie ! J’ai fui le pays dans le ventre de ma mère, et déjà in utero je dansais la douleur de l’exil. Passons sur mon enfance. A dix-huit ans, je découvre la danse contemporaine avec Karin Waehner à la Schola Cantorum. Après, je fais un tour chez Cunningham, puis retour en France où je danse pour Bagouet. Je fais ma première chorégraphie avec Kélémenis et dans la foulée, hop, je crée ma compagnie. J’aligne les créations et les prix, et j’atterris à Châteauvallon. Et puis, municipales de 95, patatras, le FN prend la mairie de Toulon. Mais « la danse est en prise avec le monde et doit avoir sa part de violence » (1), donc je me suis enfui violemment. Les élus siégeant au conseil d’administration, il aurait fallu les côtoyer, horreur ! Et puis ils m’auraient sucré les subventions, les fachos. Pour eux, la danse, c’est un truc de pédés. Comme j’aime bien le Sud, je suis venu à Aix ensuite. Surtout, il n’y a rien pour moi à Paris pour l’instant… Donc, j’attends. Mais si on me propose plus prestigieux, je quitterais Aix comme j’ai quitté Toulon. Tout comme Petit et Pietragalla, avec mon ?uvre réalisée grâce au fric de l’Etat sous le bras. Après moi, le tsunami… Mon créneau, c’est la violence dans le monde. Faut que ça gueule ! J’aime bien quand les danseurs vrombissent comme des hélicos, piquent comme des stukas, hurlent comme des sirènes. « La danse est un art de combat », (2) c’est ça qui marche en ce moment. Faut faire toujours plus provoc. Le sacre du printemps ? Une tournante. Le lac des cygnes ? Une noyade. Casse-noisettes ? Un coup de pompe dans les couilles. Et maintenant, va falloir faire plus fort que Jan Fabre, qui vient de donner un Singing in the Rain avec claquettes dans les flaques de pipi des danseuses(3). Ce qui m’inspire, c’est la téloche, les jeux vidéos, je suis concerné par le présent, quoi… Je balance des flashes, j’envoie les watts(4) (il monte le son, les chasses d’eau deviennent assourdissantes comme les chutes du Niagara, les pompiers augmentent la pression de 4 bars), je maltraite le public… « J’étais sûr que j’allais vider les salles. Eh bien, non ! » (5) Je suis un incompris : je fais ça pour que les gens se cassent, et ils applaudissent ! C’est la malédiction du subventionné : quoi qu’il fasse, il a le Label Rouge, alors… Car je suis une poule en batterie, avec la Légion d’Honneur et les Arts et Lettres accrochés au croupion. Je ponds plusieurs pièces par an (3 en 2004, plus les reprises), et elles sont jouées partout. « Danser, c’est une manière de se consumer. » (6) Et de consumer les deniers de l’Etat. Par exemple, je fais retranscrire tous mes ballets en notation écrite. Avant, j’avais pas les ronds. Maintenant, je peux me le permettre, pour que les générations futures aient quelque chose à détruire. Quitte à leur faire détruire quelque chose, que ce soit le génial Preljo ! Aujourd’hui, avec mon Centre Chorégraphique fait par mon pote Ricciotti (7), « je vais enfin pouvoir rendre à la danse ce qu’elle m’a apporté », en toute modestie… « Le danger était de faire de ce type de centre un bocal dans lequel on fait des recherches. »(8) Moi, j’ai voulu en faire un aquarium, pour que les gens puissent visiter. Mais attention, il est interdit de nourrir les danseurs ! Et si ça ne suffit pas, on a créé le GUID (9). Imagine, tu vas chez McDo, et puis débarque une danseuse qui se roule dans le ketchup en se goinfrant de frites froides par poignées. Bref, une métaphore de Médée assassinant ses propres enfants. Tu vois la gueule des gens ! Et voilà, la danse sort du ghetto. Bon, c’est pas très nouveau, mais ça donne un bon alibi social.
Paul Tergaiste