Allah toujours SDF à Marseille
La présence de l’islam dans la cité phocéenne ne date pas d’hier. L’existence du cimetière des Turcs, affecté aux esclaves musulmans qui servaient sur les galères constitue une preuve suffisante de cette ancienneté. Jusqu’en 1723, il était situé juste derrière le Vieux-Port et abritait également une petite mosquée. Aujourd’hui pourtant, l’organisation, les pratiques et le personnel cultuel musulman demeurent inconnus des marseillais. Les clichés, qui sont légion, empêchent la réflexion, créent la méfiance et la peur de l’autre.
Les musulmans disposent plusieurs lieux de culte et un certain nombre d’imams : plus d’une quarantaine de salles de prière, dont certaines sont souvent appelées de manière inappropriée « grande mosquée ». La mosquée – « maison de dieu » (bayt allah) – n’est pas un temple sacré, elle n’appartient pas à un domaine séparé, interdit. Elle abrite aussi bien les prières des musulmans que leurs discussions. C’est un lieu de pouvoir spirituel, de rencontre avec Dieu, de dépouillement. La mosquée est donc nécessairement au centre de la cité.
Qu’advient-il de ces fonctions bien connues en terre d’islam lorsque le musulman a émigré ou lorsque celui-ci est citoyen d’un pays sécularisé ? Hors de la terre d’islam, la mosquée remplit entre autres une fonction identitaire. Elle devient un lieu de pratique communautaire et de ressourcement pour une population musulmane immigrée (ou non), en situation de marginalité culturelle et de fragilité sociale.
Retour sur un projet jamais abouti
En 1937 déjà, la construction d’une grande mosquée dans la cité phocéenne est envisagée. L’initiative viendrait d’un ancien boxeur algérien, Hadjem Mohamed Boudjémâa, originaire d’un village kabyle, qui reçoit alors l’accord de principe de la municipalité. La conception en est confiée à M. Garnier, l’éminent architecte de la mosquée de Paris, mais les calculs « politiques » s’en mêlent et le projet capote. Un nouveau projet ressurgit en 1942, mais la période n’est guère propice. Au début des années cinquante, une autre initiative est elle aussi avortée. En attendant, les musulmans marseillais continuent à prier dans des espaces de fortune.
Un premier véritable lieu de culte musulman voit le jour à l’Estaque (16ème arrondissement) dans les années cinquante, créé par des travailleurs kabyles. Mais ce n’est qu’à partir des années soixante-dix que la construction de mosquées à Marseille va connaître une certaine expansion. Encore s’agit-il plutôt de salles de prière. Depuis plus d’un demi-siècle, les musulmans de cette ville ont multiplié les projets pour une grande mosquée, tous inaboutis à ce jour. A partir des années quatre-vingt, la question devient récurrente dans la presse locale comme nationale et s’impose dans le débat politique. Au début de son premier mandat en 1995, le maire de Marseille était opposé au projet de grande mosquée, contrairement à ses prédécesseurs. Mais sa position évolue, et avant les municipales de 2001, il s’engage en faveur du projet. Des consultations sont ouvertes avec les différents représentants des musulmans, guidées par la volonté municipale de privilégier une sensibilité dite modérée représentée par le mufti de Marseille, Souheib Ben Cheikh, et les proches de la mosquée de Paris.
Nouvelle donne
Rapidement, des divergences apparaissent. En effet, la configuration de ce que l’on appelle « la communauté » musulmane de Marseille est passablement complexe : on y distingue des proches de la mosquée de Paris (plutôt modérés), des partisans d’un islam traditionnel (d’obédience frères musulmans) et, bien entendu, des musulmans laïques. Dès lors, on imagine aisément la difficulté de représenter cette diversité dont chacune des parties est en compétition avec l’autre.
L’élection des instances du Conseil du culte musulman de France va changer la donne. En région Provence-Alpes en effet, ces élections vont donner l’avantage à un groupe jusque là délibérément ignoré par la municipalité marseillaise dans les discussions sur la grande mosquée. Dès lors se posait la question de savoir si la collectivité locale allait les intégrer au processus. La réponse a été donnée il y a quelques mois, lorsque la municipalité, prétextant de la division de la communauté musulmane, a décidé d’abandonner le projet de grande mosquée au profit de lieux de culte de proximité, au grand dam du Conseil régional du culte musulman. Arguant du fait qu’il a à maintes reprises exhorté les musulmans marseillais à s’organiser en désignant un représentant unique, Jean-Claude Gaudin s’exonère ainsi de toute responsabilité dans cet échec qu’il impute aux luttes intestines entre les différents leaders de la minorité musulmane.
Une mosquée, d’accord, mais cachée
On revient donc au point de départ, les pouvoirs publics se contentant parfaitement de salles de prière sans visibilité architecturale significative et restant très prudents quand il s’agit de mosquée au sens architectural du terme. La visibilité et la symbolique qu’elle véhicule sont des éléments qui participent de la méfiance des autorités locales. Cette méfiance se joint au problème du contrôle d’une religion récemment implantée.
Par ailleurs, ce projet de grande mosquée s’inscrit dans un paysage politique sous tension. Deux conceptions s’affrontent ici : l’une, inscrite dans le long terme, entend favoriser l’intégration, l’autre, à plus court terme, invoque les nécessités des échéances électorales et l’ombre du Front national. Pourtant, hormis l’extrême droite lepéniste et mégretiste qui s’oppose à la grande mosquée, le conseil municipal de Marseille y est unanimement favorable, reflétant l’opinion d’une majorité de Marseillais. Les élus de gauche comme ceux de la majorité de droite estiment nécessaire une mosquée. De leur point de vue, elle participera à une meilleure intégration de la population musulmane dans la ville tout en symbolisant l’acceptation d’une confession « transplantée » par les vagues d’immigrations musulmanes successives. Ignorer indéfiniment la présence d’une forte communauté musulmane à Marseille accentuerait selon eux l’exclusion et favoriserait toutes sortes d’extrémismes.
Il ressort des discours politiques du maire et des déclarations de représentants des partis politiques, que la mosquée est devenue un symbole mobilisateur. Utilisé comme thème électoral « repoussoir » par certaines formations politiques, la construction d’une grande mosquée peut être aussi employé comme vecteur de mobilisation autour d’un projet commun qui lierait la municipalité de Marseille et la communauté musulmane. L’implication personnelle du maire de Marseille dans ce projet répondrait à cette logique. Il semblerait que M. Gaudin ait rassuré le CRCM quant à une relance possible du projet. L’accord du maire correspondrait, pour l’instant, à ce que l’on pourrait qualifier d’ « acquiescement symbolique ». En attendant mieux.
Mustapha Si-Ahmed, EHESS-Marseille
Islam du haut contre Islam du bas
Qui dirigera la future grande mosquée ? Qui nommera l’imam ? C’est là vraisemblablement le point d’achoppement autour duquel s’opposent les différentes tendances qui se penchent sur ce projet. Le mode de désignation des membres de l’association qui devrait prendre en main la grande mosquée est en effet une question cruciale. Elle divise les musulmans entre ceux qui conçoivent une désignation de cette commission par « le haut » et ceux qui l’envisagent par « le bas ». Dans le premier cas, les pouvoirs publics auraient un rôle prédominant dans la désignation, ou la cooptation, des personnalités musulmanes de Marseille appelées à conduire les démarches nécessaires pour la réalisation de la grande mosquée. Sans formuler explicitement cette option, beaucoup de ceux qui appartiennent au « groupe des trente-trois » qui travaille sur cette question avec le cabinet du maire soutiennent cette démarche, seule à même, d’après eux, de prévenir les dérapages des islamistes. Les promoteurs de la désignation par « le bas » en revanche s’appuient sur le principe de la laïcité pour rejeter toute implication des pouvoirs publics dans « les affaires des musulmans ».
M.S.A