Agir local, penser local
Du contre-pouvoir
Exercer un contre-pouvoir, ce n’est pas être contre le pouvoir. Il s’agit plutôt de développer des expériences, des engagements, qui n’ont pas pour objectif de prendre le pouvoir mais d’initier concrètement des transformations radicales. Que les militants qui participent à ces mouvements soient nouveaux ou pas, jeunes ou vieux, peu importe. La nouveauté est ailleurs. Autrefois, on croyait qu’il fallait d’abord s’emparer du pouvoir pour espérer pouvoir changer la vie. Aujourd’hui, il s’agit avant tout « d’agir local, penser local ». Lorsqu’on agit local mais qu’on pense global, on est toujours en train de réfléchir ailleurs que là où l’on se trouve. Le libéralisme, la mondialisation, le capitalisme, tout ce que vous pouvez vouloir combattre ou réguler, n’existent jamais dans un lieu abstrait. Leurs effets s’expriment toujours dans une multitude de situations et d’endroits bien concrets. C’est là qu’il est possible d’avoir prise.
Dialectique de l’impuissance
Vouloir s’emparer du pouvoir, c’est se condamner à l’impuissance. Nous sortons d’un siècle dans lequel les révolutions ont toujours réalisé le contraire de ce qu’elles voulaient mettre en place. Avec les sociaux démocrates qui sont parvenus au pouvoir plus pacifiquement, la déception a été aussi grande. Après l’échec des grandes utopies révolutionnaires, après la sinistre époque des années fric, de la post-modernité, du chacun pour soi, il y a comme un frémissement, comme une recherche. Des militants, les mouvements de « sans » en France (AC !, DAL, sans-papiers…), les universités populaires, les zapatistes, les paysans sans terre en Amérique latine, les Centres sociaux en Italie, cherchent à transformer le monde à la base. Ils auront le temps plus tard de s’interroger sur comment articuler leurs pratiques aux lieux de gestions, aux pouvoirs centraux. C’est finalement secondaire.
Entre dispersion et centralisation
Deux écueils sont possibles. Si chacun conduit sa petite expérience chez lui sans aucun type de coordination, il y a un risque de dispersion totale et le système reste inchangé. L’autre danger pour ces mouvances plurielles, réside à l’inverse dans la tentation de tout centraliser. Les dirigeants d’Attac expriment dans les forums européens et internationaux, une volonté très forte de tout formater, de créer un néo-parti. Ce retour des vieux démons risque d’étouffer l’initiative, pourtant foisonnante, des comités locaux.
Le social est politique
La prise de pouvoir n’est pas hors champ, elle vient de surcroît. Si le mouvement se développe à la base, il y aura forcément des changements dans les pratiques de pouvoir. Ce dernier est à la société ce que le thermomètre est à la fièvre : un simple indicateur, le reflet de la réalité. Les mouvements sociaux émergents sont politiques au sens large, parce qu’ils créent de nouveaux liens, de nouveaux modes de vie, de nouvelles aspirations. Quand la vie sociale est très pauvre, il est impossible qu’apparaissent des politiques émancipatrices. On a trop longtemps attendu que d’une avant-garde politique surgisse la liberté. On peut attendre longtemps encore.
L’idéologie spectaculaire
Résister à l’idéologie spectaculaire, c’est ne pas croire que tout ce que l’on fait doit forcément attirer les télés. La frontière est nette entre les mouvements qui n’agissent que pour les médias et ceux qui se structurent autour de pratiques concrètes tout en sachant traiter avec les journalistes. Beaucoup s’expriment selon des modes ludiques, en essayant de produire des petits courts-circuits dans le système. C’est souvent drôle et pertinent.
Résister, c’est créer
La contestation est trop ancrée dans l’idée qu’il faut être contre. Tout en assumant les rapports de force, en refusant l’insupportable, il est bon d’essayer de proposer quelque chose de mieux que ce qui existe. Démonter un Mac Do, c’est utile, cela parle. Mais il faut aussi créer des lieux de rencontres, de « bonne bouffe », où les jeunes pourraient avoir envie de se retrouver plutôt que dans un restaurant de restauration rapide. Il ne suffit pas de démonter ce qui dysfonctionne dans le système, même si c’est important, il est souhaitable d’imaginer des alternatives plus désirables.
La tristesse est réactionnaire
Je ne veux pas dire que les mélancoliques sont des conservateurs ! Je reprends une idée de Deleuze inspirée par Spinoza, la notion de « passions tristes » – c’est-à-dire le désir de pouvoir, tout ce qui est le plus glauque dans la vie. Spinoza affirme que le tyran a besoin des hommes tristes car ils sont dans l’impuissance totale. Et les hommes tristes ont besoin du tyran pour justifier leurs tristesses. C’est un cercle vicieux…
Quelque chose bouge
L’époque est archi-triste, noire et menaçante. Sur le plan médical, trente nouvelles souches de bactéries apparaissent tous les mois, parce que nous avons trop consommé d’antibiotiques. Dans trente ans, 50 % des formes de vie vont disparaître sur la planète. Face à de telles perspectives, sans parler des problèmes sociaux, les contre-pouvoirs n’ont pas vocation à s’institutionnaliser. Il est difficile de prévoir sur quoi ils vont déboucher. Ils prouvent simplement que le corps social n’est pas tout à fait mort. Ils expriment de nouvelles aspirations et de nouvelles formes, qu’il ne s’agit ni d’idéaliser, ni de nier. Quelque chose bouge, malgré tout.
Propos recueillis par Michel Gairaud
Miguel Benasayag vient de publier La Fragilité à La Découverte. Il a également publié, aux mêmes éditions, Du contre-pouvoir (en poche) avec Diego Sztulwark, et Résister, c’est créer avec Florence Aubenas.