« A 25 ans, une femme splendide est sur le fil du rasoir »
Tatouage, piercing, épilation, chirurgie esthétique… Que révèlent de notre société les pratiques nouvelles auxquelles le corps est soumis ?
« Elles s’inscrivent dans une pensée d’un corps brouillon, dont on ne se contente pas et que l’on peut façonner en se soumettant à de nombreuses disciplines et à un fort investissement, à l’image du culturisme ou des régimes. Le corps est devenu une proposition sans cesse à remanier, un corps à modulation variable dont l’identité devient elle-même à modulation variable. Nous sommes ce que nous apparaissons. »
L’objectif est-il la recherche d’un corps parfait ?
« Il n’y a pas de norme impérative. Ce qui rend la discipline du corps particulièrement tyrannique et cette quête sans fin. Le corps parfait pour soi est,en effet, toujours devant nous. Il est devenu un leurre brandi par le marketing qui vit des innombrables produits cosmétiques et autres cabinets esthétiques et salles de musculation… Ce dernier impose une culpabilisation vis-à-vis du corps que nous avons, pour mieux proposer des remèdes très simples, toujours renouvelés, qu’il devient impérieux de se procurer. Le discours porte parce que nous sommes dans une société de la consommation permanente et du look, comme le montrent l’obsession des marques dans l’habillement ou l’attention nouvelle que les hommes portent à leur corps. Cette convergence entre les pratiques du tatouage, du piercing, etc., et le renforcement du marketing se traduit finalement par un surinvestissement dans l’apparence. La chirurgie esthétique est ainsi devenue un haut lieu de valorisation de soi. Alors qu’il y a quinze ans les chirurgiens et leurs patients se cachaient, aujourd’hui on offre à sa fille de 18 ans un remodelage des fesses ou des seins. »
Cette évolution n’entraîne-t-elle pas une perte d’identité ?
« Penser ça est un jugement de valeur. Bien que ce nouveau rapport au corps peut être difficilement vécu par les gens modestes, susceptibles d’avoir moins accès aux produits proposés, bon nombre de nos contemporains s’épanouissent dans ces pratiques : elles leur imposent un investissement, un emploi du temps… En même temps, le matraquage- marketing pose problème. Des recherches au niveau européen montrent que 70 % à 80 % des jeunes filles se trouvent moches. Elles ont peur de ne pas être « bonnes » ! Cela entraîne de la mésestime et de la haine de soi et conduit à des pratiques comme l’anorexie et la boulimie. Cet impact douloureux peut aussi se retrouver chez les femmes qui prennent de l’âge. Le discours commercial insiste tellement sur le fait qu’elles n’ont de valeur que dans la jeunesse qu’elles vivent parfois mal leur vieillissement : certaines sont hantées par la perte de leur pouvoir de séduction. Comme chez les adolescentes, leur corps est alors une voie de salut, le moyen d’une reconnaissance sociale. Mais celle-ci est toujours provisoire : même à 25 ans, une femme splendide est dans notre société sur le fil du rasoir. »
La proposition de loi sur l’anorexie, les mises en garde contre les pratiques à risques ou les campagnes de dépistages de certaines maladies, sont-elles le signe d’un retour du contrôle du corps ?
« L’Etat a une légitimité, héritée du « welfare state (*) », à protéger les citoyens et le devoir de signaler les dangers de certaines pratiques. D’autant plus qu’il le fait sans contraindre, par des messages de prévention. Il nous avertit sur les paquets de cigarettes du danger de fumer, mais nous y allons parce que « l’intensité d’être » fait parti du sel de la vie ou, pour les ados, parce que c’est une transgression, un rite de passage. D’un autre côté, le libéralisme a entraîné l’abandon de toutes les formes de protection des citoyens contre les dérives commerciales. C’est pourquoi, parallèlement à ce que l’on peut appeler un nouvel hygiénisme, il n’y a jamais eu autant de pratiques nuisibles à la santé. De même, notre société est libérale dans le domaine de la vie quotidienne, loin de la censure, mais de plus en plus de jeunes et de femmes portent le voile. Liberté et nudité sont ainsi confrontées à de nouveaux moralisme et puritanisme. Finalement, dans notre monde occidental, post-moderne et individualiste, tous les possibles coexistent. Ce qui peut être difficile à vivre, en particulier pour les adolescents : ils disposent d’une grande liberté mais n’ont plus personne pour leur dire ce qu’ils peuvent être. »
Propos recueillis par Jean-François Poupelin