Arles, laboratoire de la défiscalisation
Dans la petite Rome des Gaules, les fondations poussent comme des champignons tandis que le mécénat culturel attire les grands groupes. Un mélange étonnant de culture, de « grand » capital et d’argent du contribuable.
En juillet, la nouvelle Ecole nationale supérieure de la photographie (ENSP), le dernier geste architectural culturel arlésien, pourrait être inaugurée en présence d’Emmanuel Macron. Mais comme un symbole de la fin de l’Etat providence, l’exposition inaugurale présentera le fonds d’Agnès B, la vendeuse de vêtements. Pourquoi ne pas avoir plutôt valorisé des travaux d’étudiants ? « Agnès B. n’est pas inconnue à l’école, elle est la présidente du Fonds de dotation. Mais l’exposition reste un travail pédagogique, les étudiants en sont les commissaires, rassure Rémy Fenzy, directeur de l’ENSP. Ça n’a pas coûté d’argent public. » Et d’indiquer que la Fondation des artistes, dotée par « des grandes banques », a financé l’exposition Agnès B.
L’argent du contribuable
Sauf que le directeur de l’école oublie de préciser que l’argent de cette fondation est indirectement celui du contribuable. Le statut juridique des fondations et fonds de dotation permet en effet une défiscalisation de 60 % pour les entreprises et jusqu’à 66 % pour les particuliers. Un dispositif fiscal « généreux […] parmi les plus incitatifs au niveau international », soulignait, dès 2018, la Cour des comptes. Depuis la loi Aillagon en 2003 « dix fois plus d’entreprises bénéficient des avantages fiscaux en faveur du mécénat. Le manque à gagner pour l’Etat s’est accru dans des proportions comparables… »
Le rapport met en lumière l’exonération d’impôt de 518,1 millions dont a bénéficié Bernard Arnaud, première fortune d’Europe, pour l’édifice de sa Fondation Louis Vuitton, signé par l’architecte Franck Ghery. Le même qui, à Arles, a érigé la tour de la Fondation Luma, celle de la milliardaire Maja Hoffmann. Mais la note est moins salée pour les contribuables français ! Car l’héritière de l’empire pharmaceutique Roche, 418ème fortune mondiale au classement Bloomberg, est de nationalité suisse, investit son argent personnel et ne défiscalise ni son impôt sur le revenu, ni celui de sa firme multinationale. Il n’y a que la CGT et quelques gilets jaunes pour rappeler que sa fortune vient en partie de notre sécurité sociale. Le 19 mars dernier, un cortège de 200 personnes est venu le dire au pied de la tour de 56 mètres. Mais pas de défiscalisation à proprement parler, juste les juteux bénéfices de l’industrie pharmaceutique…
Reste qu’Arles est un véritable laboratoire du mécénat. L’été dernier, Vinci construction a érigé, via un mécénat de compétence, un temple en bambou sur les bords du Rhône pour une exposition temporaire de la star du bouddhisme Matthieu Ricard. Si les dossiers de presse vantaient la générosité du bétonneur et son rôle de « mécène d’honneur », impossible de savoir officiellement le montant de sa contribution. « Nous ne voulons pas communiquer là-dessus, nous préférons insister sur la presse qui a salué unanimement le projet », botte en touche Thomas Sorrentino de Baluze, producteur de l’exposition. Quant à Vinci, il ne répond subitement plus aux mails.
Sept fondations depuis 2011
Seul Le Figaro indique un chiffre d’1,2 millions d’euros. Soit pour Vinci, 60 % de la somme à soustraire aux impôts sur les sociétés. Il est temps de « clarifier le cadre du mécénat, par rapport à d’autres politiques conduites par les entreprises – responsabilité sociétale, parrainage, politique de communication et d’image », soulignait la Cour des comptes. Dans la loi, le rescrit fiscal est en échange d’actions en faveur de l’intérêt général. Et parfois, il n’est pas évident à voir.
D’autant plus que des fonds de dotation mégotent avec la transparence. Depuis sa création en 2014, celui de l’Ecole supérieure nationale de la photographie n’a jamais publié ses comptes comme la loi l’y oblige. Et le directeur de l’école, Rémy Fenzy, ne souhaite pas donner les montants versés par les « mécènes » pour ne pas « créer une mise en concurrence entre eux », explique son service de presse. Pourtant, l’école de la photo a déjà la possibilité de permettre la défiscalisation à ses donateurs, comme les autres établissements d’enseignement supérieur. Avant 2015, tous les partenariats étaient dans le bilan publié par l’école publique. Désormais, les dons passent par le fonds de dotation. Impossible de savoir ce que donnent Dior, Agnès B, Neuflize OBC (banque) ou Leica pour s’afficher auprès de l’école… publique !
A Arles, attiré par l’aura culturelle de la ville, dans le sillage de l’investissement de Maja Hoffmann, sept fondations ou fonds de dotations se sont implantés depuis 2011. Lee Ufan, artiste sud coréen, Manuel Ortiz Rivera, photographe portoricain, ont choisi d’investir des hôtels particuliers de la ville. Même Françoise Nyssen et Jean-Paul Capitani d’Actes Sud, toujours à la pointe pour les montages financiers efficaces, ont créé leurs fonds de dotation afin de soutenir leur école du Domaine des possibles.
Et les plus petits festivals se mettent aussi au mécénat ! Convivencia, festival de musiques du monde, a perdu toutes ses subventions du Département et de la Région. Résultat, depuis deux ans, le festival fait appel aux particuliers et récolte autour de 6000 euros. « A l’heure où les politiques aux manettes des collectivités instrumentalisent les budgets, nous proposons aux citoyens-contribuables de flécher leurs impôts vers les actions qu’ils veulent soutenir. Ceux qui refusent que leurs impôts servent seulement les gros festivals, pas pour donner un million aux Chorégie d’Orange ! », tacle Catherine Le Guellaut, directrice du festival. Si même les pauvres s’y mettent !