Algérie : une censure qui ne dit pas son nom
Vêtu de sa tenue de chantier, l’acteur de cinéma et militant démocrate algérien Fares Kader Affak interrompt ses travaux pour nous accueillir au Sous-marin, le nouvel espace culturel dont il est l’initiateur, situé au sous-sol d’un immeuble algérois, au siège même du parti du Mouvement démocratique et social (MDS). « Le choix du lieu n’est pas un hasard, confie-t-il. Le pouvoir algérien a toujours tenté d’entraver la mise en place d’espaces de libre expression qui échappent à son contrôle. En le liant au parti politique, je le protège. » Inauguré en 2016, l’espace demeure inachevé. Les travaux auraient pu aller plus rapidement si l’État y avait contribué, mais un modèle économique indépendant a été privilégié. « J’ai opté pour un financement participatif en faisant appel à la solidarité citoyenne. C’est un lieu créé par et pour le peuple », précise-t-il. Fervent défenseur de l’égalité d’accès à la culture, l’initiateur du projet a installé un dortoir afin d’héberger la population rurale et faire de la culture « un bien commun, et non le privilège d’une élite ».
Galerie d’art, café littéraire, salle de conférence et de projection… différentes formes d’expression se partagent le terrain. Ces échanges d’idées ne semblent pas correspondre aux goûts des dirigeants qui exercent des pressions sur le MDS depuis quelques mois. Les techniques sont diverses mais Kader se refuse à les énumérer : « La censure est bel et bien présente de façon très insidieuse, mais ce qui m’intéresse, ce sont les alternatives, les solutions… » Après la récente fermeture d’une salle de cinéma algéroise, le Zinet, pour cause officielle de « non-respect des droits de diffusion », le militant envisage de contacter le ciné-club afin qu’il poursuive ses projections au Sous-marin. Le nom du lieu n’est pas anodin. « Seuls l’art et la culture peuvent transformer une société en profondeur », explique-t-il en appelant à la multiplication de ces lieux.
Pressions économiques
Depuis les dernières élections présidentielles, une ligne rouge à ne pas franchir semble s’être installée dans le pays. Qu’il s’agisse du domaine artistique ou journalistique, le président de la République est un sujet tabou qui peut engendrer de graves conséquences. Fayçal Hammoum, réalisateur et producteur de Vote Off, un « patchwork cinématographique », sur les abstentionnistes lors de la dernière présidentielle, s’est vu interdire la projection du documentaire lors d’un festival à Bejaïa. « Le ministère de la Culture a refusé de me délivrer l’autorisation alors que dans mon film, ce ne sont pas les élections qui m’intéressent, mais le peuple, poursuit Fayçal Hammoum. La censure n’est pas lisible en Algérie, un prétexte est toujours mis en place pour réaliser cela de façon plus discrète. »
Le paysage médiatique ne cesse d’être verrouillé par les autorités à travers l’asphyxie financière des médias. L’Entreprise nationale de communication, d’édition et de publicité (Anep) joue un rôle important dans la marginalisation de certains médias en réduisant, voire retirant, les subventions publicitaires. Mustapha Benfodil, journaliste à El Watan, le quotidien indépendant et contre-pouvoir algérien acquiesce : « Depuis 1995, l’Anep a ordre de ne plus donner de contributions à El Watan. » Le journal ne vit que grâce aux ventes et à la publicité privée qui est distribuée à petite dose car les annonceurs se voient menacés de fermeture de marchés s’ils collaborent avec ce journal. De plus, le nouveau siège de la rédaction est bloqué par les autorités qui ont empêché le déménagement en 2016 en prétextant « une infraction au code de l’urbanisme ». Toutes les mesures semblent être mises en place pour pousser à l’étranglement financier.
Bâillonner les journalistes
Le harcèlement judiciaire est également une pratique courante pour enfermer les journalistes, et exercer une pression morale. « Un décalage manifeste entre les textes de loi et les faits en matière de dépénalisation du délit de presse est constaté » déplore Sohaieb Khayati, directeur du bureau Afrique Nord chez Reporters Sans Frontières. Dans la Constitution, l’article 50 affirme que « le délit de presse ne peut être sanctionné par une peine privative de liberté » mais en pratique, le constat est tout autre. Actuellement, le journaliste Saïd Chitour, fixeur et collaborateur pour de nombreux médias internationaux, est en prison depuis plus d’un an sans qu’aucune preuve ne soit retenue contre lui pour avoir « fuité » des « documents gouvernementaux sensibles » à des diplomates étrangers, un prétexte souvent utilisé. En 2016, le journaliste Mohamed Tamalt est décédé en détention dans des conditions troubles, accusé entre autre d’« atteinte à la personne du président ».
Yasmine Sellami, envoyée spécial à Alger