Accommoder les raviolis froids en boîte
Rencontré aujourd’hui une vieille dame très belle et très abîmée à la fois. J’ai repéré ses grands yeux clairs de l’autre bout de la place. Elle s’était mise du rimmel, mais d’une étrange manière : le noir de ses yeux s’étalait largement sur sa figure. Comme si elle s’était maquillée sans miroir avec de la suie. Le reste de son look terminait de lui donner une touche de sorcière maléfique échappée d’un conte de fée.
Elle m’a demandé d’appeler un numéro de téléphone pour elle. C’était un numéro en dérangement. Puis trois secondes plus tard : « On peut réessayer ? »
Après le troisième appel, et la troisième fois que l’opératrice enregistrée ait réitéré son impuissance téléphonique, nous avons commencé à discuter. C’était comme si ces trois appels avaient rompu un charme : elle pouvait maintenant parler normalement.
Je n’en revenais pas qu’après une telle entrée en matière, je puisse engager la conversation de manière aussi intime et sensée avec quelqu’un que j’aurais sans doute, dans un autre lieu et un autre temps, classé dans la catégorie des grands cinglés, en passant mon chemin. Elle me confie qu’elle a choisi la solitude car les autres l’étouffaient. Je crois déceler un lien brisé. Une confiance en l’autre perdue.
Elle me parle de son cœur fatigué, elle doit se reposer souvent. Elle me dit qu’elle a peu d’appétit : qu’elle mange des boîtes de raviolis mais n’arrive pas à en venir à bout. Et je comprends que ces raviolis sont mangés à même la boîte, sans même être réchauffés, car cette dame, de point de gazinière ne dispose. Et encore que sa logeuse interdit toute activité s’apparentant à de la cuisine.
Sans trop y réfléchir, j’ai donné quelques conseils de cuisinier pour améliorer cette modeste pitance.
Et à l’heure de livrer la chronique « Cuisiner c’est déjà résister » au Ravi, je me dis que j’ai là une histoire et une recette qui rentrent parfaitement dans la commande !