"Ce n’est pas du travail, c’est de la traite des êtres humains ! »

Les hauts-parleurs crachotent un chevrotant « Nôôôô-ëëël, de ma Prô-veeeeeeeeeen-ceuuuuh » dans la rue commerçante qui longe la façade en vieilles pierres du conseil des prud’hommes. A quelques mètres de là, tout juste sortis de l’audience, une vingtaine d’agriculteurs et de salariés manifestent sur la place de la mairie d’Arles. Ils viennent soutenir cinq anciens travailleurs détachés agricoles, qui assignent en justice sept de leurs anciens employeurs français ainsi que Laboral Terra, la société espagnole qui a servi d’intermédiaire. Depuis 1996, une directive européenne permet à des sociétés d’un pays de l’Union européenne de faire travailler leurs employés dans d’autres pays de l’UE. Les conditions de travail (rémunération, sécurité) dépendent de la législation du pays où l’employé travaille. Mais les cotisations sociales sont payées dans le pays de l’intermédiaire. Dans l’agriculture provençale, ces travailleurs ont progressivement remplacé les saisonniers maghrébins, fournissant une main d’œuvre encore plus flexible. Parfois dans des conditions proches de l’esclavage.
Doigt presque coupé
Emmitouflée dans une parka noire qu’attaque un mistral glaçant, Yasmina Telal, 37 ans, se souvient de son premier contrat de détachée, en 2011 : « Je travaillais en Espagne dans le prêt-à-porter. Mais il y a eu la crise, alors j’ai été licenciée. Puis Laboral Terra nous a contactées une amie et moi en nous proposant du travail en France dans l’emballage de fruits, avec logements et transports. » Elle arrive à Arles le 31 décembre à 5h30 du matin. Mais contrairement à ce qui avait été convenu, personne n’est là pour les accueillir. Aucun logement n’est disponible. Et le travail ne commence finalement qu’au bout de dix jours, à loger chez des amis d’amis, à Avignon.
Contrairement à la réglementation, Yasmina et sa collègue ne sont pas payées au SMIC : « On gagnait 7 € par heure, tout compris. En général 300 à 600 € par mois, parfois 1 400 €. Les heures supplémentaires, ça dépendait si on était gentille avec le chef d’atelier. » Aucune visite médicale, les accidents du travail ne sont pas déclarés, les protections inexistantes : « Je travaillais à conditionner des salades quand un collègue sénégalais s’est coupé le doigt, il a presque failli le perdre. On l’a forcé à continuer, avec son sang qui coulait dans les paquets. » Quand Yasmina se rebelle, on lui affecte une nouvelle collègue d’atelier, qui la passe à tabac dans les toilettes.
« Stop à l’exploitation des travailleurs agricoles ! » scandent les militants, rassemblés autour de la fontaine. Prenant le micro devant les passants, Yasmina lance dans une colère froide : « Je suis venue ici pour travailler, pas pour donner mon corps. Ce n’est pas du travail détaché, c’est de la traite des êtres humains ! » Délégué de la Fédération nationale du secteur agricole du Maroc, Lahoucine Boulbert est catégorique : « Ce système exploite la situation des travailleurs des pays du Sud, pour générer du profit au détriment de leur santé et de leur sécurité. C’est de l’esclavagisme moderne, mené par les pays de l’Union européenne. »
« Summum du cynisme »
Actuellement, près de 8 000 travailleurs détachés sont employés dans les exploitations agricoles et les entreprises de l’agro-alimentaire dans les Bouches-du-Rhône. Une large partie d’entre eux est employée par des sociétés espagnoles, et sont originaires du Maghreb ou d’Amérique Latine. Les actions en justice sont rares. En 2014, le parquet de Marseille a ouvert une enquête pour fraudes fiscales et sociales, toujours en cours. En Arles, l’audience aux prud’hommes a déjà été repoussée deux fois, dont la dernière après que Laboral Terra se soit déclarée en faillite, dans le courant de l’été. « C’est clairement une manœuvre dilatoire, même le placement en faillite l’est, tranche Me Yann Prevost, avocat de Yasmina et de ces quatre autres collègues. Cette activité de travail détaché est tellement lucrative… Quelle difficulté financière a pu rencontrer Laboral Terra ? » Interrogée en juin par l’AFP, avant son placement en faillite, Laboral Terra niait en bloc, assurant « veiller au bien-être de ses travailleurs », et ne reconnaissant que des problèmes de paiement pour certaines heures supplémentaires.
Entre première instance, appel, cassation voire recours à la justice européenne, la procédure risque d’être longue. Et, en cas de dommages et intérêts, ce sera la caisse de garantie des salaires française qui paiera aux plaignants. Celle-ci pourra ensuite se retourner contre le mandataire judiciaire de Laboral Terra, mais là aussi pour une procédure longue et sans garantie. « On touche là au summum du dumping social ajouté au cynisme, s’indigne Me Prevost. Non seulement on va tirer profit des travailleurs détachés jusqu’au bout, mais on n’en assumera aucune des conséquences financières. » Parallèlement à la saisine des prud’hommes, Yasmina et plusieurs anciennes salariées ont déposé une plainte au pénal pour harcèlement moral et sexuel. « C’est très important, car souvent on met sous le tapis cette dimension dans l’exploitation des travailleurs étrangers« , souligne Emilie Loison, élue de la Confédération paysanne à la chambre départementale d’agriculture. Une information judiciaire a été ouverte, et les ex-salariées devraient bientôt être reconnues partie civile dans le dossier.
Président de la chambre départementale d’agriculture et de la FDSEA, Patrick Lévêque relativise : « Il y a peut-être des situations où le travail détaché est dévoyé, et dans ce cas-là, on ne soutient pas les dérives, il faut que la justice fasse son travail. Mais c’est pas en tapant sur les exploitants agricoles qu’on y arrivera. Les travailleurs détachés, on en a besoin, et pas qu’en agriculture. Il n’y a plus assez de main d’œuvre locale : quand Pôle Emploi appelle 100 candidats pour du travail agricole, y en a que 10 qui viennent ! Peut-être qu’ils gagnent plus au chômage qu’en travaillant. » A l’inverse, pour Federico Pacheco, de la fédération internationale Via Campesina, le travail détaché et ses dérives sont intimement lié à l’agro-industrie : « Elle a toujours besoin d’une main d’œuvre flexible et bon marché. » Plus encore quand les distributeurs tirent toujours plus les prix vers le bas. Face au phénomène, la riposte tente de s’organiser avec des actions syndicales coordonnées en Espagne, au Maroc, en France et aux Pays-Bas. Un combat long, mais susceptible d’aboutir : soutenus par des syndicats et associations regroupés au sein du Codetras (Collectif de défense des travailleurs étrangers), 1 200 travailleurs saisonniers maghrébins avaient réussi à obtenir une carte de séjour.