Les saisonniers, le Covid et la justice
A quelques centaines de mètres du rond-point qui marque l’entrée de Tarascon, des champs partout, presque à perte de vue. De l’autre côté, ancienne caserne de cavalerie toute en cours dégagées et couloirs voûtés, le tribunal s’écrase sous le soleil d’un début d’été qui attaque dur, flirtant avec les 30 degrés en début d’après-midi. Sur les bancs d’une salle d’audience, une demi-douzaine d’hommes en chemisette à carreaux attendent, renfrognés. A la presse, ils n’ont pas trop envie de parler. Sauf pour lui dire que c’est de sa faute si on en arrive là. Tous sont exploitants agricoles en fruits et légumes. La veille, ils ont été assignés en référé par le syndicat CFDT, qui veut les obliger à mettre en place un procole anti-Covid pour leurs salariés agricoles sud-américains, détachés en France par l’entreprise d’interim Terra Fecundis. Depuis plusieurs années, ces salariés, majoritairement équatoriens, jouent un rôle de plus en plus important au moment des récoltes, dans les exploitations du sud de la France, remplaçant souvent leurs anciens saisonniers maghrébins. « Il y a encore deux clusters de Covid-19 en Europe : un abattoir en Allemagne et les exploitations agricoles du sud de la France », attaque d’emblée Me Vincent Schneegans, avocat de la CFDT. « En ce moment [le 23 juin] on dénombre 256 cas de Covid chez des saisonniers dans les Bouches-du-Rhône. Et ce sont tous des salariés de Terra Fecundis, appuie Me Laure Daviau. Certains d’entre eux ont été amenés en France depuis l’Espagne en plein confinement, en dehors de tout cadre légal. »
« On n’est pas dans les petits paysans ! »
S’appuyant sur des enquêtes menées par plusieurs syndicalistes réunis au sein du Codetras (Collectif de défense des travailleur.euse.s étranger.ère.s dans l’agriculture) et sur des articles de presse, les deux avocats dénoncent les conditions de travail et de logement des saisonniers détachés, qui les surexposent au risque de contamination par le Covid. Puis, selon certains témoignages, à une mise à l’écart du travail, sans salaire. « Les 9 exploitations que nous avons assignées représentent un chiffre d’affaires annuel de 10 millions d’euros pour Terra Fecundis, c’est un cinquième de son activité en France, pointe Me Schneegans. On n’est pas dans les petits paysans, là !! » « Nous ne sommes pas là pour demander réparation, précise Me Daviau. On demande que ces employeurs apportent les preuves qu’ils font ce qui est nécessaire. » La CFDT réclame pour chaque exploitation une évaluation des risques durant le travail, le transport sur site et l’hébergement. Puis un protocole d’action et des preuves de formations à la prévention, dispensées à chaque saisonnier. « Tout ce qui a été produit jusqu’à présent, ce sont des factures de masques ou de gel hydroalcoolique, et des certificats de formations rédigés et signés en espagnol », attaque Me Daviau.
Sur les bancs des agriculteurs, c’est l’indignation. « Sur l’exploitation, nous avons un cahier des risques, qui a été mis à jour avec le Covid, assure Me Ludovic Depatureaux, défenseur d’un des principaux exploitants attaqués. On fait des relevés de température, des tests de dépistage. On a mis à disposition de l’eau, des masques, des gants, des lingettes pour désinfecter le matériel qui a été offert à chaque salarié, et ils travaillent à 15 mètres les uns des autres, en Z. Pour le transport, un protocole est en train d’être mis en place… Après, l’hébergement, ce n’est pas de la responsabilité de l’exploitant ! Les exploitants ont fait ce qu’ils ont pu ! S’il y a un manquement, pourquoi l’Agence régionale de la santé n’est pas là ?? Pourquoi il n’y a pas la direction du travail ? » Pour la défense, le débat se porte en réalité pour ou contre le travail détaché. Et Terra Fecundis étant une société d’intérim, ses salariés ne relèveraient pas de la convention collective du travail agricole, sur laquelle s’appuie la CFDT. « On en a un peu marre, gronde un avocat. Déjà aux prud’hommes, on se fait traiter d’esclavagistes et de négriers. Alors que l’on va bien au-delà des obligations légales pour la protection des salariés. » « La CFDT nous demande de nous défendre contre une situation dont elle n’apporte pas la preuve, tacle Me Fabrice Baboin. Aucune attestation de l’inspection du travail, aucun témoignage spécifique à telle ou telle exploitation. Même pas une allégation ! » Pas tout à fait exact : pour un exploitant au moins, la préfecture avait ordonné la fermeture de quatre bungalows attribués aux saisonniers détachés, où la distanciation sociale s’avérait impossible. Qu’importe. « Ce n’est pas la presse qui fait le droit, et des actions en diffamation sont en cours, prévient Me Caroline Petroni, avocate de Terra Fecundis. On est sali presque quotidiennement ! »
Appel au boycott
Au bout de quatre heures de débat entre droit de la santé et droit du travail, puis deux jours de délibéré, la décision tombe : la CFDT est déboutée, pour n’avoir pas apporté de preuve spécifique, à chaque exploitation, de manquements aux protocoles de protection contre le Covid. Le lendemain, un mois après la découverte du cluster de Covid parmi les saisonniers agricoles, la préfecture recensait 287 cas positifs, dont 252 déjà guéris. Les services de l’État assurent que « le dispositif d’hébergement temporaire et celui de dépistage mobile sera maintenu aussi longtemps que nécessaire ». De son côté, la CGT appelle au boycott « des produits issus d’une agriculture esclavagiste ». « Les témoignages des travailleurs agricoles détachés dans la période, les photos, les vidéos qui nous sont parvenues, apportent des preuves supplémentaires que ces travailleurs voient leurs droits les plus élémentaires bafoués, le droit du travail occulté, leur santé et leur vie mises en péril, dénonce le syndicat. L’État est très prompt à sortir en quelques jours des ordonnances pour réduire les droits des travailleurs durant la crise sanitaire, mais dans ce dossier il n’a fait que renvoyer sur les localités, sans moyens supplémentaires ! »
La justice, pourtant, semble commencer à prendre la mesure du phénomène. En avril, la société d’intérim espagnole Safor Temporis a été condamnée en première instance par le tribunal d’Avignon à verser 6,3 millions d’euros de cotisations à la Mutuelle sociale agricole (MSA) de la région. En cinq ans, entre 2011 et 2016, l’entreprise avait fait travailler 2 199 travailleurs détachés, avec des différentiels importants entre les heures déclarées et celles relevées dans les exploitations. Deux coordinateurs étaient chargés de récupérer les salariés à la gare et de les amener directement dans les exploitations. Lors d’un contrôle de l’inspection du travail, le gérant avait expliqué ne pas vouloir s’immatriculer en France, « vu la lourdeur des charges sociales et fiscales », et que s’il devait le faire pour être en règle il préférait cesser son activité. Safor Temporis a été condamnée à 75 000 € d’amende et son dirigeant à dix-huit mois de prison avec sursis. Avant le délibéré, l’entreprise avait cédé son activité d’intérim.