"C'est Germinal dans les champs !"
Un témoin venant d’Espagne par l’avion se fait attendre. « Ça aurait peut-être été plus rapide avec les bus de Terra Fecundis », ironise le président Pierre Jeanjean. Car l’entreprise de travail temporaire espagnol avait mis en place son propre système de transports pour amener des travailleurs équatoriens, depuis l’Espagne, jusque dans les exploitations agricoles du Sud de la France. Pendant une semaine, l’entreprise, ses dirigeants ainsi que quatre salariés comparaissent devant le tribunal de Marseille pour travail dissimulé. Un procès « hors norme », « le plus important de l’histoire dans ce type de fraude », égrènent les parties civiles et le procureur. Évalué par l’URSSAF, le préjudice est colossal : 112 millions d’euros de cotisations non perçues entre 2012 et 2015. À l’époque, Terra Fecundis réalisait plus de 90 % de son chiffre d’affaires en France, y employant jusqu’à 5 000 salariés, principalement équatoriens.
Jusqu’à 70 heures par semaine
La liste des fraudes présumées de Terra Fecundis est longue. Le président donne le ton : « salaire inférieur au minimum légal, absence d’indemnité compensatrice de congés payés, des visites médicales qui ne sont pas automatiques… » De nombreux contrôles ont mis en lumière les horaires de travail excessifs imposés aux travailleurs, allant jusqu’à 70 heures par semaine dans certaines exploitations. Parmi les témoignages lus à l’audience, celui de femmes s’occupant de l’emballage de fruits, qui « commençaient à 6 ou 7 heures du matin, et finissaient jusqu’à 22 heures le soir ». D’autres travailleurs indiquaient en 2017 « travailler de 7 à 18 heures, avec une heure de pause, 70 heures par semaine, même le dimanche ». En 2015, cinq travailleurs équatoriens déclaraient travailler même les jours fériés. Des horaires bien au-delà des 48 heures en vigueur dans le secteur agricole. Et si un dépassement jusqu’à 60 heures par semaine est autorisé dans certains cas, il nécessite l’accord préalable de la direction régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte). Les éléments de l’enquête ont démontré qu’aucune autorisation n’avait été délivrée aux entreprises clientes de Terra Fecundis.
« À la question : avez-vous droit à des congés payés ? Tous s’accordent à dire que non », lit le président, avant de révéler que les perquisitions et écoutes de salariés de Terra Fecundis ont également permis d’avoir accès à des échanges mentionnant clairement des modifications d’horaires et de facturations. Anne Perez, salariée de Terra Fecundis en France assure ne pas être au courant de tels agissements. « Je ne facturais pas, juste je faisais passer les heures. Je disais aux clients qu’il ne fallait pas dépasser les heures, mais des fois le décompte des heures passait même directement du client à Terra Fecundis, se défend-elle. Je n’ai jamais vu les fiches de paie des salariés, je préparais simplement le planning des récoltes. » Même défense de la part de Juan José Pacheco, seul des trois dirigeants de Terra Fecundis présent au tribunal : « Ce sont les entreprises utilisatrices qui donnent les ordres, nous on leur dit de respecter, mais c’est eux qui font. » Le procureur Xavier Léonetti s’emporte : « Tout le monde se repasse le bébé dans cette entreprise ! »
« Ils étaient toujours en groupe, toujours encadrés »
Outre l’exploitation en terme de temps de travail, et de mauvaise rémunération, les éléments du dossier mettent en lumière une certaine surveillance des employés. Un rapport de l’inspection du Travail rapporte que sept employés ont avoué avoir reçu des consignes de la part de leur entreprise afin de préparer les réponses qu’ils auraient à formuler lors de contrôles de l’inspection du travail. Paul Ramackers, responsable de l’inspection du travail du Gard ajoute qu’ils étaient « toujours en groupe, toujours encadrés, l’entreprise les amenait en bus faire leurs courses le samedi, tout était encadré ». Auteur de six signalements au parquet dès 2004, et de onze contrôles menés entre novembre 2012 et décembre 2013, Paul Ramackers connaît sur le bout des doigts le sujet. Durant ses presque deux heures trente d’audition, les avocats de la défense commencent à s’agacer, lèvent les yeux au ciel, déambulent dans la salle du tribunal. Mais il ne se laisse pas déstabiliser et termine avec un constat accablant pour Terra Fecundis et les entreprises agricoles utilisatrices : « on a été choqués à chaque contrôle par la situation de détresse sociale et l’absence de véritable cadre légal pour les salariés. Les exploitants utilisaient cette main d’œuvre dans des conditions que nous ne connaissions plus depuis des années ! »
Ce n’est pas faute d’avoir prévenu les exploitants agricoles : « depuis 2017, on leur écrit chaque année pour les prévenir du risque qu’ils encourent à être poursuivi pour travail dissimulé et emploi d’étrangers sans titre, en ayant recours à Terra Fecundis. » En plus des signalements effectués depuis 2004, de nombreux contrôles ont également été menés par les autorités françaises, mais aussi espagnoles. L’Espagne a pourtant toujours donné son accord à l’entreprise. Et c’est bien toute la difficulté dans cette affaire. L’entreprise étant espagnole, le caractère européen du dossier a longtemps compliqué son appréciation. « Il y a 250 000 travailleurs détachés en France, la plupart ont une activité normale, rappelle Me Vincent Schneegans, avocat de la CFDT, partie civile. Ce n’est pas le procès du travail détaché, mais de son détournement. Une volonté d’imposer un dumping social à l’échelle européenne… Facturer un travail 12 à 14 € de l’heure, alors que la direction du Travail nous dit qu’en dessous de 24 €, ce n’est pas rentable ? » Pour Me Yann Prevost, avocat de la Confédération paysanne et de la famille d’un ouvrier agricole, mort d’insolation dans une exploitation, l’utilisation du travail détaché « sert à mettre des paravents ». « C’est cela que Terra Fecundis vend aux exploitants : vous n’aurez pas à connaître des conditions de travail. Personne ne voulait mettre la main sur le corps de cette victime parce qu’on doit pouvoir se renvoyer la responsabilité. L’argent, ici, c’est la compensation d’un viol des droits humains ! »
L’Espagne dure d’oreille
Face à Terra Fecundis, les États ont-ils été négligents ? De chaque côté des Pyrénées, la réponse a été lente à venir. Quand elle est venue. « Il y a eu un soutien à peine voilé de l’Espagne à Terra Fecundis », tranche Me Schneegans. « Plusieurs de nos demandes à la Sécurité sociale espagnole sont restées lettre morte », déplore l’avocat de l’URSSAF, Me Didier del Prete. « Quand un État ne répond pas aux demandes, on ne peut pas le forcer ! », reconnaît le procureur Xavier Léonetti. Le ministère du Travail espagnol a bien passé une convention avec le syndicat UGT pour mener, en France, des visites auprès des travailleurs détachés, sur les exploitations. À la barre, Jesus Medina, qui a assuré cette mission pendant sept ans, est catégorique : « Les ouvriers étaient satisfaits de leurs conditions de travail, ils avaient des bus pour aller se divertir ou faire leurs courses. Et les conditions de logements étaient tout à fait correctes, souvent bien meilleures que sur les exploitations espagnoles. » Problème : Jesus Medina organisait les dates de ces visites en concertation avec les exploitants agricoles. « On ne vous faisait peut-être pas visiter les parties des logements les moins entretenues… », se questionne le président.
En France aussi, les pouvoirs publics ont été longs à la détente. « Dans un colloque devant le Conseil d’État français, en 2011, le discours d’ouverture reconnaît que la fraude fiscale et sociale a longtemps bénéficié en France d’une certaine mansuétude », pointe Me del Prete. Tout change en 2013 avec le lancement d’un grand plan national de lutte contre ces types de fraude. Et pour Terra Fecundis, le parquet décide de mettre les moyens. « Nous avons utilisé des moyens qu’on réserve d’habitude au grand banditisme », souligne le procureur. Filatures, écoutes téléphoniques, juridiction interrégionale spécialisée, demandes de coopération internationale… Pour clore dix ans d’enquête, le parquet distribue à l’audience un « support pédagogique » de 42 pages. « La matière est aride, mais nous sommes face à une industrialisation de la fraude. On considère les travailleurs comme des meubles, comme des animaux, c’est Germinal dans les exploitations agricoles ! Terra Fecundis s’est comporté en passager clandestin de l’économie européenne. »
S’appuyant sur le droit européen, pour ne pas ouvrir la porte à des contestations entre droits nationaux, le procureur décortique un montage juridique. Pour lui, Terra Fecundis ne respecte pas les règles européennes du travail détaché, puisque les périodes de travail des ouvriers sur plusieurs exploitations dépassent les 24 mois. Et elle n’entre pas non plus, comme le prétend l’Espagne, dans le régime de la pluriactivité entre deux pays européens, puisque ses salariés travaillent exclusivement en France. Par conséquent, il y a travail non déclaré. « En ne comptant pas les heures supplémentaires, en ne déclarant pas les congés payés, on minore l’activité, donc on fait des économies sur le dos des travailleurs et de la solidarité nationale ! » Contre les prévenus, « qui n’ont pas un mot de regret pour les ouvriers », il réclame des peines allant jusqu’à cinq ans de prison dont un an ferme, avec interdiction de gérer et d’exercer une activité dans la fourniture de main d’œuvre. Contre Terra Fecundis elle-même, il réclame l’amende maximale de 500 000 € prévue pour ce type d’infraction, et la dissolution de la société « par la coopération internationale ». Depuis quelques mois, la société Terra Fecundis est en train de changer de nom. Elle veut désormais s’appeler Work for all, « travail pour tous ».