Libéré ! Délivré...
La sobriété heureuse ? Pff… Comment tenir un mois sans échange monétaire ? Déjà, ne pas commencer le frigo vide. Donc, avant de se lancer, faire quelques courses, recharger sa carte de transport et payer le loyer en avance. Non, c’est pas tricher !
Jour 1. Pour ne rien dépenser, un jour férié, c’est parfait : le 1er novembre, tout est fermé et y a rien à faire. À part cette manif pour le Chili qui finit en concert car « pour honorer nos morts, on fait la fête ! ». Ça n’a pas de prix. Comme la présentation du mensuel CQFD à Manifesten, un café-librairie où je file la main. Ça permet d’offrir des coups, de s’en faire payer et y a des trucs à grignoter. Mon défi nourrit déjà quelques débats : « T’es pas du tout hors des rapports marchands. C’est nous qui allons te rincer ! » À une copine qui fait de la retape pour la « brochourre », j’explique que je vais plutôt éviter les magasins.
J. 2 Me voilà en quête du moindre bon plan. Comme ce festival culturel où officie une stagiaire du Ravi. Las, ni cocktail ni petits fours. Faut même esquiver l’entrée à « prix libre ». Idem à la soirée de la Fédération anarchiste. Soupir du militant à l’entrée : « Oui, prix libre, ça peut vouloir dire gratuit. » Mais, malgré le concert et quelques bières, resquiller donne au houblon un goût parfois un peu amer.
J. 4 Le baptême du feu, c’est le retour de vacances des mômes que j’embarque dans l’expérience. Ma fille explose : « On va pas manger pendant un mois ! » Bonbons et gâteaux la rassurent. Mais, à chaque repas, murmure : « On tiendra jamais un mois. » 1ère épreuve : un rendez-vous médical pour les mômes. Pas de mutuelle pour les couvrir. Mais leur mère en a une. Ouf !
J. 7 1ère semaine sans bourse délier. Je profite même d’un privilège de journaliste, l’avant-première du film d’un confrère. Mais s’il y a le gratin, y a pas de cacahuètes. Va falloir s’organiser. Car, si je fais ceinture à midi et les fonds de placards le soir, mon stock de vin et d’eau de vie avec lequel je fais du troc s’épuise. Reste que les repas offerts sont plus sympas que les légumes glanés en fin de marché.
J. 10 Après m’être fait dégager les bronches à la lacrymo pour le 1er anniversaire du drame de la rue d’Aubagne, autre manifestation : le Hero Festival où je rentre avec mes gosses sans payer. Mais, à l’intérieur, c’est un vrai supermarché. Aux gosses de gérer leurs deniers. Pas simple : « On doit être le seul stand gratuit », rigole le spécialiste des jeux de société.
J. 11 Encore un jour férié : l’idéal pour découvrir le « Sel » ou « Système d’échange local ». Il y en a trois à Marseille. Georges, l’un des plus vieux « sélistes » m’explique le principe : « Vous pouvez proposer des services (du baby-sitting, du bricolage…) ou en bénéficier. Mais, si on est hors sphère marchande, on n’est pas dans des échanges classiques. Quand vous donnez un coup de main, vous engrangez des “sardines” – une par minute – qui vous permettent, à votre tour, d’en profiter. » Pas question toutefois d’être dans de la concurrence déloyale : « Changer un tuyau, oui, refaire une salle de bain, non ! » Néanmoins, avec la « route des Sel », on peut voyager à moindre frais. Sauf que, pour adhérer, il faut… payer. Georges s’étonne tout de même qu’« avec la crise, les Sel n’ont pas plus de succès ». Comme il milite à UFC/Que choisir et à Anticor, on prolonge nos échanges.
J. 12 D’après une collègue qui a déménagé dans le sud-ouest à la faveur d’un projet d’habitat participatif, s’extraire des rapports marchands serait plus facile à la campagne qu’en ville. C’est d’ailleurs en Saône-et-Loire qu’on trouve « Eotopia », un « éco-village » qui fonctionne sans argent (même si, pour être résident, il faut payer « 5000 euros »). Mais c’est à Paris qu’il y a un « magasin gratuit ». Alors qu’à Marseille, en attendant le « Super Cafoutch’ », il n’y a qu’une épicerie coopérative où, en faisant tourner bénévolement la boutique, les « consom’acteurs » garantissent la modicité des prix. Pas étonnant que Seb, proche d’Extinction Rébellion, veuille se mettre au vert. Mais c’est pas gagné : « Avec un pote boulanger, on s’intéresse à un projet d’habitat participatif près de Forcalquier. Sur le papier, ça semble parfait. Un terrain immense, avec des bâtisses, un bois, une source, un moulin… Le père est ferronnier, la mère potière. L’idéal ! Mais ça va être compliqué. Le principal obstacle, il est politique. On le voit avec la loi votée au Sénat et les amendes de 500 euros contre l’habitat alternatif. Alors que notre projet n’en est qu’à ses balbutiements, le maire veut déjà mettre des bâtons dans les roues ! »
J. 15 De la roue à la voiture, il n’y a qu’un pas. Après 15 jours sans dépenser un centime, me voilà à… payer le stationnement. Et à prendre le volant pour emmener mon minot aux éclaireurs près de Martigues. Heureusement, on s’organise pour covoiturer mômes et matériel. Pour compenser, direction le Salon du vin et de la gastronomie. Avec ma fille pour réclamer du rab’.
J. 20 L’expérience s’inscrivant dans la durée, à l’ironie succède la solidarité. Un pote me donne l’adresse d’un primeur qui laisse pour les glaneurs des trésors à côté des poubelles. Car, à Biocoop, ce sont les salariés qui se partagent les invendus. Et à Super U, les caissières m’envoient paître. Grimace d’un habitué face aux poubelles vides : « Les invendus, ils les jettent le soir, le midi… Y a pas de règle. » En clair, la récup’, c’est un job à plein temps. D’autant qu’il n’y a pas de groupe local des Gars’pilleurs, des pros de la lutte anti-gaspi. Débutant, je ne récupère donc auprès d’un marchand de légumes qu’une malheureuse tomate. Mais, au détour d’une rue, je tombe sur une superbe miche de pain !
J. 21 En goûtant en primeur le vin blanc d’une vigneronne voisine du Ravi, j’apprends que la Casa Consolat, un restaurant italien associatif, cherche d’urgence quelqu’un pour la vaisselle. Ce soir, je suis plongeur bénévole. Ma rémunération ? Les meilleures tortellinis du monde, de dantesques nuggets d’agneau et un peu de farine, profitant d’un week-end pluvieux pour m’activer aux fourneaux et préparer la dernière ligne droite. Car côté denrées, ça va être ric-rac.
J. 25 Rome avaient les jeux du cirque ? Marseille son conseil municipal ! C’est gratuit mais pour y assister, il faut montrer patte blanche ou carte de presse. Le soir, pour rester dans l’ambiance, séance de boxe populaire où la modicité des tarifs fait qu’on (se) donne sans compter. Mais la droite bien ajustée d’un sparring-partner fait étrangement résonner l’expression « Plaisir d’offrir, joie de recevoir ». Comme l’opération « Noël pour tous » de ma banque, me proposant de donner des jouets pour le Secours Populaire… mais aussi de m’endetter pour le Black Friday ! Anne, voisine de bureau (c’est elle qui a créé Télé Mouche), n’a pas eu besoin d’aller loin pour imaginer d’autres possibles. C’est à côté d’Aubagne qu’elle a bâti un projet d’habitat participatif « où l’on est de moins en moins dans des rapports marchands. On fait de la récup’, on a des arbres fruitiers, un potager. En faisant des achats groupés, on mange bio pour pas cher. Et, comme la maison est encore en chantier, on fait appel à toutes les bonnes volontés. »
J. 29 Dernière ligne droite. Et ultimes « faux pas » : 10 euros de stationnement, 6 de médicaments. En un mois, hors charges incompressibles (loyer, assurance…), je n’aurais déboursé que 26 euros. Quand je dis que je prolongerais bien l’expérience, mes mômes font grise mine. Avant de s’éclairer : « Si tu dépenses rien, ça veut dire que t’as plein de sous pour Noël ! » Ça doit être l’esprit du même nom…