Face à Clesud, la nature à l'étroit
Au fond de la prairie la muraille grise, à peine moins haute que les arbres, barre tout l’horizon. Comme une vague immense, sur le point de déferler dans l’herbe grasse. De l’autre côté de la route, les entrepôts de la zone logistique Clesud s’étendent à perte de vue. Située entre les Alpilles et les terminaux conteneurs du port de Fos (Bouches-du-Rhône), Clesud traite actuellement 50 000 conteneurs par an et couvre 280 hectares. Aujourd’hui saturé, pouvoirs publics et opérateurs privés veulent l’agrandir en grignotant 34 hectares sur la commune de Grans, en créant un terminal ferroviaire et deux hangars.
Pour les défenseurs de l’environnement, ce projet d’extension est emblématique des dérives de l’économie mondialisée. « On dit vouloir protéger l’air et les terres agricoles, mais on continue à faire venir du bout du monde de plus en plus de marchandises dont on n’a pas forcément besoin », pointe René Benedetto, de l’association Étang nouveau. Le site retenu, une exploitation fruitière voisine d’une réserve naturelle, soulève l’opposition non seulement des associations, mais aussi de plusieurs services de l’État.
Espèces déplacées
Au printemps 2021, le Conseil national de protection de la nature (CNPN), instance d’expertise indépendante instaurée par la loi en 2016, a carrément émis un avis défavorable sur le bâtiment le plus proche de la réserve. « Le “faire ailleurs” serait sûrement plus pertinent, tacle le CNPN. Ce bâtiment B serait mieux situé dans les dents creuses d’urbanisation de [la commune voisine de] Miramas, et/ou à proximité de la zone ferroviaire. » Dans la version actuelle du projet, ce second ensemble de hangars doit recouvrir 18 hectares de prairie irriguée, un écosystème de la Crau humide qui forme la continuité écologique avec la Crau sèche de la réserve voisine.
« Plusieurs espèces qui vivent dans la Crau sèche viennent se nourrir dans la Crau humide, pointe Christian Marquis, du collectif Cistude. Si on touche à la prairie, on bouleverse l’ensemble. » Grans développement, la société qui porte les projets de nouveaux hangars, a proposé des mesures de compensation : replantation d’arbres pour compenser les haies abattues, relocalisation d’oiseaux, protection d’une autre exploitation dans une commune voisine… Pas suffisant aux yeux du Conservatoire des espaces naturels de Paca, qui dénonce « des enjeux sous-évalués » et plusieurs mesures « qui ne correspondent en aucun cas à de la compensation ».
« Pour certaines espèces protégées, ils prévoient de les implanter ailleurs, détaille Christian Marquis. Mais de deux choses l’une : soit le nouveau site est favorable à l’espèce, et dans ce cas il en accueille déjà des individus, qui vont se retrouver en concurrence. Soit il ne l’est pas, et dans ce cas les nouveaux arrivants vont dépérir. Dans les deux cas la biodiversité y perd. » « On est encore dans une logique du toujours plus de marchandises, toujours plus de transports… Et tant pis pour les quelques îlots de biodiversité du secteur ! », tonne René Claret, de la Ligue de protection des Alpilles et de la Crau.
Des arguments que dénonce Yves Vidal, maire de Grans, ancien du PS et du PRG, désormais vice-président délégué au foncier à la métropole Aix-Marseille Provence : « Les écolos se tirent une balle dans le pied en s’opposant à ce projet ! L’extension de Clesud ça représente 80 000 camions en moins sur l’autoroute grâce au nouveau terminal ferroviaire. » Problème : dans plusieurs avis, les services de l’État pointent que Grans développement ne fixe aucun objectif pour le « report modal » vers le ferroviaire. « C’est normal, assure Yves Vidal, sur Clesud les entrepôts changent de propriétaires tous les ans ou tous les six mois, ça peut même se faire en 24 heures ! »
Camions en sus
Grans développement a tout de même avancé des chiffres pour le trafic routier : sur l’axe principal au cœur du futur site, un trafic multiplié par cinq dès l’ouverture, puis par sept à l’horizon 2040. Sur les autres axes, de + 2 à 16 % à l’ouverture. « On est pas contre le terminal ferroviaire, au contraire, abonde Christian Marquis. Mais tant qu’il n’y aura pas une vraie politique pour le ferroutage, tant qu’il y aura des travailleurs détachés pour conduire des poids lourds, les transporteurs privilégieront la route et on aura de plus en plus de camions. »
« Cela va renforcer la pression pour le passage de la départementale en 2 x 2 voies, ce qui va forcément empiéter sur la réserve naturelle, dénonce Marie-Claude Fabre, de Cistude. Dernièrement, lors d’une réunion publique, un élu de Grans a demandé que la liaison Fos-Salon passe par la D69, pour ne pas impacter les habitations et les exploitations de foin de la Crau. Cela montre bien qu’il y aura un impact fort ! Quand est-ce qu’on parle de sobriété ! ? » Idem pour les emplois : Grans développement annonce la création de 500 postes avec l’extension de Clesud. « Mais on sait ce que ça vaut ce genre de promesse, pointe Jean-Luc Platon, militant de l’Etang nouveau. En 2000, à l’ouverture de Clesud, on nous annonçait 10 000 emplois sur la zone ! » Aujourd’hui, Clesud revendique sur son site « 1 440 emplois, dont 60 % en CDI ». « Et encore, dans ces estimations, on ne tient pas compte des emplois détruits par ces activités, ajoute Christian Marquis. Dans la logistique, on travaille souvent pour le e-commerce ou la grande distribution, qui détruit de l’emploi dans le commerce de proximité. »
A très court terme, l’extension de Clesud pose aussi la question de l’approvisionnement en eau des 270 000 habitants vivant entre Arles, Miramas et Port-Saint-Louis du Rhône. En effet, le second bâtiment prévu par Grans développement recouvre un point de captage de secours envisagé pour la nappe phréatique de la Crau. Dans cette zone, l’alimentation de la nappe étant essentiellement fournie par l’irrigation, Grans développement propose de rétrocéder les droits d’eau liés à son terrain à une exploitation agricole voisine, pour limiter le pompage dans la nappe. Une proposition qui ne convainc par les défenseurs de l’environnement : « La Durance [qui alimente l’irrigation de la Crau] est déjà régulièrement en épisodes de sécheresse, pointe René Claret. Et là on veut encore réduire les apports en eau qui pourraient alimenter la nappe… »
Après une phase d’enquête publique qui s’est terminée mi-mars, le projet de bâtiment de l’extension de Clesud devrait faire très rapidement l’objet d’un avis du commissaire enquêteur. Les associations, qui ont déjà lancé des recours contre le bâtiment A et contre la révision du Plan local d’urbanisme (PLU) qui autorise l’ensemble, n’excluent aucune option. Incinérateur de déchets de Marseille, terminal méthanier : la zone de Fos compte déjà de nombreux projets menés à terme en dépit de l’opposition de ses habitants. En sera-t-il de même à Grans ? « On n’est pas sûr de gagner, admet Jean-Luc Platon. Mais il faut au moins mettre du sable dans la machine pour la ralentir. »