« Un fils c'est plus important qu'une fille ? »
10:03
Troisième journée, le samedi 30 mars, et deuxième week-end d’affilé du parcours de citoyenneté organisé par la Ligue de l’enseignement des Bouches-du-Rhône pour ses ados qui participent au projet Jeunes des deux rives. Au menu, l’égalité hommes-femmes. Après une courte présentation, la soixantaine de jeunes présents (11-15 ans), tous en survêt de fonction comme leurs animateurs, sont dispatchés par groupes de douze dans les salles d’activités du centre social de l’Estaque à Marseille. Installée sur les hauteurs du quartier cher au réalisateur Robert Guédiguian, la structure sortie de terre en 2013 offre une vue magnifique sur la rade de Marseille.
10:05
Le groupe d’Ilyès s’installe au fond de la salle polyvalente ouverte sur le jardin pour un débat mouvant sur l’égalité filles-garçons proposé par L’œil du loup, une asso spécialisée dans la prévention des violences et des discriminations, qui intervient beaucoup en milieu scolaire. Jeans gris et haut rouge, bottines, cheveux blonds mi-longs, Johanne Ranson, la quarantaine, garde les jeunes debout, en cercle. Avant d’attaquer, cette conseillère conjugale et familiale rappelle avec autorité les « deux règles » : s’écouter, se respecter. Et d’insister : « Il n’y pas de bonne ou de mauvaise réponse. On est là pour réfléchir ensemble. » Avant d’interroger, en se tournant sur sa droite : « Est-ce qu’il y en a qui n’ont pas envie de participer ? Je regarde par là, parce que… » « Par là », il y a Brigui, Osmani, Mekhi et Khylian qui ricanent. Survêt de l’Olympique Lyonnais sur le dos, Ilyès, leur animateur à peine plus âgé qu’eux, intervient. Le calme revient.
10:12
Reste encore à présenter le débat mouvant aux jeunes. « L’espace est séparé en deux. D’un côté, le pour, de l’autre, le contre. Je vais vous dire des phrases et vous vous positionnez selon votre réponse », explique Johanne. Qui enchaîne sur la première : « La différence entre les filles et les garçons, c’est que les garçons sont plus forts. » Ça bouge. Résultat : trois contre. Main droite bandée et visage poupin, Abdallah (12 ans) ne se démonte pas : « Il y a des femmes plus fortes que les hommes. Au foot, au basket, la bagarre… » Survêt noir, doudoune sans manche, Brigui, son aîné, le coupe : « Non, ils ont plus de muscles ! » Ça ricane à côté de lui.
10:22
La conseillère conjugale engage le dialogue, puis conclut devant l’intransigeance de l’ado : « Il y a des femmes très très fortes qui sont en capacité de se battre, parce qu’elles en ont la force mais aussi parce qu’elles possèdent les techniques. » Pour couper court à tout nouveau commentaire, elle soumet la « phrase suivante : Les garçons sont moins sensibles que les filles. »
10:33
Ça parle chagrin d’amour, difficulté des garçons à exprimer leurs émotions. Abdallah et Brigui assurent en chœur que les garçons ne montrent pas leurs sentiments de peur de passer pour des « tapettes ». Johanne laisse le débat avancer puis interroge : « “Tapette”, c’est insultant, dégradant, vous ne trouvez pas ? » Le débat dérive sur les « homos », l’homophobie, elle finit par couper : « Les hommes sont plus fragiles que les femmes car ils cachent leurs émotions. Ils se suicident plus, ils ont plus de maladies de peau ou mentales parce qu’ils ont plus de difficultés à exprimer leur souffrance. »
10:39
« Phrase suivante : Deux garçons peuvent être amoureux ? » Mekhi est dans le groupe des contre. Ses potes ricanent : « Elle parle pas de toi, mais en général ! » Tête basse, l’ado les rejoint. Ilyès s’installe lui sur une chaise, à l’écart du groupe.
10:40
Survêt gris, lunettes et queue de cheval, Khadija, elle, n’en démord pas : « Je ne change pas. Si tous les garçons font pareil, il n’y aura plus de bébés. » Johanne : « S’il te plait, je ne te demande pas si tu es pour le mariage homo, juste si c’est possible que deux hommes s’aiment. »
10:46
Rappel opportun de Johanne Ranson : « Est-ce que vous savez comment s’appelle la discrimination entre hommes et femmes ? Le sexisme. » Silence.
10:47
Nouvelle affirmation : « Les filles et les garçons doivent être élevés de la même façon. » Une nouvelle fois le quatuor cherche à s’accorder. Johanne vacharde : « Vous vous concertez. Vos cerveaux ne vous appartiennent pas ? Vous faites toujours tout ensemble ? C’est spécial, non… » Les garçons s’assoient. Finalement, Enzo, un beau gosse de 14 ans, est seul dans le camp du « contre ».
10:54
Johanne : « Un fils c’est plus important qu’une fille ? » Enzo : « Le père a peur que sa fille fasse la folle dehors. » Johanne : « Ça veut dire quoi ? » Brigui provoque : « C’est une prostituée. » Johanne : « Et un garçon qui couche ? » Mekhi, un pote de Brigui : « Rien, c’est un boss. » L’intervenante résume : « Ce que vous dites, c’est que pour un même comportement, une fille va être insultée, dégradée. » Sourire crispé : « Je pense que vous êtes pourtant assez intelligents pour comprendre les inégalités. On a l’impression que le sexe pour un garçon c’est propre, mais pour une fille c’est sale. »
11:07
Les ados commencent à fatiguer : le quatuor continue de ricaner, les autres prennent des chaises ou s’adossent au mur. Leur animateur est impassible, presque absent. Johanne poursuit quand même : « Si je dis les garçons ont plus de besoins sexuels. » Hadjar, une collégienne dont les cheveux tombent sur son sweat à capuche : « J’ai l’impression que les garçons sont plus excités. » Johanne qui désespère : « Peut-être parce qu’ils en parlent le plus. » Hadjar : « Parce qu’ils n’ont pas honte d’en parler. » Johanne : « Souvenez-vous la discussion qu’on a eu tout à l’heure. Si une fille en parle, comment on parlerait d’elle ? Une pute, une salope. C’est donc normal que les filles aient moins envie d’en parler pour pas être exclues. » Le groupe reste sans réaction.
11:11
La conseillère conjugale lâche le débat mouvant, mais insiste : « Allez, je vous fais une autre phrase : les femmes ont besoin d’être protégées quand elles sortent. Qui souhaite s’exprimer ? » Mekhi, le pote de Brigui : « Si j’ai une sœur, je la protège. » Johanne : « Et si t’as un frère ? » Et d’enchaîner : « Est-ce qu’une fille est plus en danger ? » Brigui : « Oui, elle peut se faire violer. » Enzo : « Elle ne pourrait pas se défendre. » Johanne : « Alors, pourquoi on ne leur apprend pas à se battre ? C’est pas logique parce qu’on dit que les filles sont plus en danger. » Tentative d’Abdallah, qui revient dans le jeu : « Á cause des stéréotypes. » Johanne en profite pour en démonter quelques autres : « Contrairement aux idées reçues, si on regarde les statistiques de la police les hommes sont beaucoup plus victimes que les femmes de violences. Les femmes, elles, sont beaucoup plus victimes de viols, le plus souvent par un homme qu’elles connaissent. Les femmes sont donc beaucoup plus en danger à la maison que dehors. Ce qui donne à réfléchir. »
11:18
Petit moment de lassitude de l’intervenante : « J’ai vraiment besoin que vous vous taisiez. » Ilyes se lève pour ramener le calme. Temporairement.
11:22
« Allez, une dernière phrase, lance Johanne. Les hommes et les femmes ont des cerveaux différents. » Brigui répond au téléphone.
11:27
Des jeunes des autres groupes commencent à arriver dans la salle polyvalente. Tables et chaises sont déménagées dehors pour le déjeuner.
11:30
Conclusion de Johanne, pour la route : « Si vous voulez avoir un cerveau le plus libre possible, il faut avoir conscience de ce qui l’influence. Comme des masques portés par les garçons, qui se battent et ne pleurent pas. » Les ados sont déjà un peu partis…
Illustrations : de haut en bas, la dessinatrice Trax a croqué Abdallah, Johanne et Brigui