« Sortir l’Europe de la grisaille technocratique »
Un processus ensablé
Lorsqu’il a pris forme, en 1995, le processus euroméditerranéen, dit de Barcelone, était porteur d’une grande promesse. Je travaillais alors à l’Institut du monde arabe auprès d’Edgar Pisani. Il faut se replacer dans le contexte politique et historique de l’époque. La conférence de Madrid inaugurait une nouvelle relation entre Israéliens et Palestiniens. L’Europe, après la première guerre du Golfe, semblait déterminée à s’occuper sérieusement de ses voisins du Sud. Le processus euroméditerranéen été apparu alors comme une initiative forte, originale, même si nous étions nombreux à réclamer une approche moins sécuritaire et plus culturelle. À l’arrivée, la promesse de Barcelone est loin d’avoir été tenue. Le premier paradoxe c’est que le projet né en 1995, qui se référait pourtant à la société civile et à la citoyenneté, a coïncidé concrètement avec une paralysie de tous les partenariats qui existaient auparavant en dehors des échanges étatiques. De fait, la situation politique s’est inversée : on est passé entre Israël et la Palestine d’un processus de paix à un processus de guerre. Pour cette raison et beaucoup d’autres, la dynamique euroméditerranéenne s’est doucement mais sûrement ensablée. Peu à peu, rencontres, discours et autres initiatives ont servi de masque, d’habillage, pour donner l’impression qu’on agissait. Les acteurs politiques devraient pourtant s’emparer de cet outil, car ne rien faire serait une erreur historique. L’Europe ne pourra pas se construire sans la Méditerranée.
Au-delà des frontières
Une des singularités de l’Europe est d’avoir tiré les leçons de deux expériences tragiques du 20ème siècle : le totalitarisme et le colonialisme. Nous avons réussi à construire des modes de relations entre Etats et sociétés qui rende la guerre entre nos pays quasiment impossible. L’Europe n’est pas un projet d’empire ni un modèle exportable. Elle ne devrait pas non plus être un simple ectoplasme, une zone de libre échange sans consistance. Elle doit se donner les moyens de se définir, non pas contre ou sans les Etats-Unis, mais par elle-même. En affirmant notamment des choix culturels, en construisant une industrie cinématographique par exemple, avec ce que cela implique en termes de modèles culturels, de consommation, de modes de vie, de façon d’exister. Quand on perd la capacité de produire son propre imaginaire, on se place d’emblée dans une posture de subordination. Une telle dynamique collective en Europe ne peut pas s’arrêter à ses frontières. Si c’était le cas, on créerait des éléments conflictuels de voisinage d’une extrême violence. Le premier défi, après la seconde guerre mondiale, a été de construire l’union européenne. Donner corps au processus euroméditerranéen est le véritable défi de notre génération politique en ce début de 21ème siècle. C’est sur sa réussite ou son échec que va se jouer le principal enjeu de notre époque, la question ultime de la violence, c’est-à-dire celle de la guerre ou de la paix.
La phobie de l’islamisme
Nous sommes actuellement dans une dynamique idéologique du face à face. Il s’agit d’essayer maintenant de refonder le côte à côte. En France, on commence tout juste à tirer les leçons de la guerre d’Algérie, à se rendre compte combien le monde arabe ne nous est pas étranger. L’Euroméditerranée n’est pas seulement une question de diplomatie internationale mais aussi une question de politique intérieure. Derrière, par exemple, le grand débat sur l’adhésion ou non de la Turquie à l’Europe, s’exprime une crainte, un malaise : comment faire entrer dans l’union un pays de 90 millions de musulmans ? Il s’agit d’une nouvelle peur inconsciente : le péril du fascisme vert, la phobie de l’islamisme conquérant qui remplace l’ancienne crainte du communiste avec son couteau entre les dents. Il n’est pas question de nier les attentats terroristes, les imams qu’on a laissé former par l’Arabie saoudite ou le Pakistan et qui professent des valeurs qui ne sont pas les nôtres… Mais force est de constater que la vision américaine qui désigne l’islam comme un ennemi prédomine. Alors que la Turquie, depuis le 19ème siècle, passe son temps à s’approprier le modèle politique culturel européen, pourquoi faudrait-il lui fermer la porte au nez ? Prendre cette décision serait le signe le plus négatif à envoyer à nos voisins du Sud. Inversement, dire à la Turquie que sa place, à terme, est en Europe serait un acte symbolique d’une grande ampleur. Bien entendu, il y a des préalables, la reconnaissance du génocide arménien, le respect des minorités kurdes… S’il est utile de faire mention des racines religieuses de l’Europe, parlons alors des trois monothéismes. L’Europe est chrétienne, juive et musulmane. L’héritage grec, que tout européen revendique, nous a été transmis via la Sicile et l’Andalousie, par les juifs et les musulmans. Averroès, sous l’égide duquel j’ai placé les rencontres annuelles que j’organise à Marseille, est une figure arabe de la rationalité européenne. Les Arabes sont des Occidentaux, contrairement à ce que l’orientalisme a voulu nous mettre dans la tête.
Ne pas saccager l’avenir
La politique c’est l’art du possible. Il serait temps de faire preuve d’un peu d’imagination. Le problème des sociétés arabes, c’est l’autoritarisme. Plutôt que d’adopter le modèle américain du grand Moyen-Orient, qui vise à imposer la démocratie par la force et de l’extérieur, selon un schéma colonial, mieux vaut chercher la diffusion de la démocratie. Lorsque les accords d’Helsinki ont été rédigés, tout le monde s’est gaussé de la troisième corbeille sur les droits de l’homme. En réalité, ils se sont avérés comme un élément essentiel de transformation des pays de l’Est. Dès qu’il y avait une violation des libertés, en Pologne, en Tchécoslovaquie, les accords servaient de référence. Au Sud, il est souhaitable, sans rien imposer, de soutenir ceux qui défendent des visions politiques ouvertes et tentent chez eux de construire une société non fondée sur l’exclusion, l’antagonisme, la violence et la répression. Tout projet euroméditerranéen devra d’abord passer par un préalable : régler le conflit israélo-palestinien en l’internationalisant pour faire respecter les résolutions de l’ONU. En définitive, qu’est ce que l’Europe ? Une union des riches entre eux qui vont se protéger des autres ? Edgar Morin s’est demandé si elle allait devenir une « grosse Suisse bouffie ». Va-t-on construire une citadelle avec des miradors tout autour ? Il faut a contrario être visionnaire en inventant avec nos voisins des rapports d’un nouvel ordre. Sans quoi on va saccager l’avenir. Il existe un projet européen de civilisation, au sens de civiliser les m?urs, atténuer les conflits. Cela n’a rien à voir avec une quelconque mission civilisatrice et son cortège de guerres.
Le rêve méditerranéen
Sortons du modèle du Nord. Il existe un style de vie méditerranéen bien plus significatif et profond que l’ « american way of life ». Prenons un exemple auquel nous allons consacrer le prochain numéro de la Pensée de Midi : la cuisine. Cela implique des enjeux culturels, économiques, de santé publique aussi. La Méditerranée peut être exportatrice de valeurs, d’un autre rapport au temps, au monde. C’est le lieu d’un véritable art de vivre. Il ne s’agit pas forcément de richesse monétaire. Nous ne sommes pas ici dans le modèle de la marchandisation du monde. Cela relève plus de l’utopie. Mais les réalistes étaient ceux qui affirmaient que le mur de Berlin ne tomberait jamais, que l’ordre colonial perdurerait. Face à la pollution, la surexploitation des paysages, la raréfaction de l’eau, est-il réaliste de penser que dans une génération le mode de vie occidental va pouvoir se répandre sur toute la planète ? Il n’y aurait pas eu de projet européen sans les grands rêveurs issus des Lumières. Albert Camus évoque la « Provence qui garde patiemment comme tous les pays de la Méditerranée cette fontaine de vie où l’Europe épuisée et honteuse viendra un jour s’abreuver ». Nous y sommes. En dépit de tout le tragique, il y a de la joie dans ce monde, de l’éclat, de l’énergie. Le rêve méditerranéen participe de cela. Il peut redonner corps au processus européen enlisé dans la grisaille technocratique.
Propos recueillis par Michel Gairaud