Il est interdit de liquider
A peine paru, déjà épuisé. L’agenda 2008 « mai 68 » de HB éditions fait donc illico l’objet d’un second tirage. « Le président de la République nous a fait une pub exceptionnelle », s’amuse François Bouchardeau, l’éditeur installé à Forcalquier (04). En 68, il n’avait que 11 ans mais les « événements » ont marqué sa vie. Il est vrai que François est le fils d’Huguette, dirigeante du PSU (Parti socialiste unifié). « On a cru que Nicolas Sarkozy avait lancé une boutade à la fin de sa campagne lorsqu’il a déclaré qu’il fallait « liquider l’héritage de mai 68 ». En réalité, il a développé cette idée dans une quinzaine de discours sur la cinquantaine qu’il a prononcé. Cet acharnement, c’est plutôt chouette ! Cela veut dire qu’il y a encore quelque chose à éradiquer ! » Pourquoi 68 agite-t-il toujours autant les esprits ? Pourquoi ce passé ne passe-t-il toujours pas ? « Même décomplexée, la droite qu’incarne Sarkozy a peur de la part incompréhensible de ces évènements, de quelque chose qui a fait irruption, qui a tout bouleversé », suggère François Bouchardeau, qui fut durant 24 ans membre de la communauté Longo maï dans les Alpes de Haute-Provence. Un sentiment que partage un autre François, Provansal de son nom, psychanalyste de profession, 21 ans en 68. « On étaient enfermés dans une espèce de carcasse rouillée. La vitalité et la sexualité adolescentes ont fait péter tous les boulons. » Alors étudiant en médecine à Marseille, issu d’une famille de droite « très OAS », il se souvient de « cette espèce de chose, cette révolution des m?urs, cette immense explosion » qui l’a entraîné, avec toute une génération, vers des ruptures irréversibles : « Ce fut avant tout un complet télescopage des rapports hiérarchiques. » A la fac Saint Charles, en grève et occupée, les étudiants se projettent des films : le cuirassé Potemkine d’Eisenstein, La jetée de Chris Marker… Près de 10 millions de salariés sont en grève en France. L’essence manque. « Il n’y avait plus de bagnoles en ville, poursuit François Provensal. Certains étaient morts de trouille. Les autres étaient animés par un immense optimisme, cette confiance dans l’avenir qui permet d’envoyer tout balader. »
La jubilation ! Michel Carvallo, marseillais exilé en Savoie s’est livré aux délices de l’agitation culturelle en fondant l’AJA (Annecy jazz action). « Qu’est-ce qu’on a rigolé ! 68 a été avant tout une énorme subversion culturelle pour rompre ce bordel d’être à la botte de parents enracinés dans le 19ème siècle. L’humour nous a ensuite permis de tenir même dans les grandes galères, même si il y a eu la drogue, des morts. » Dans son récit « Panique à l’Impérial Palace » (1), il décrit comment tous les « combats » se sont mêlés : artistiques, politiques, anti-nucléaires, féministes. En lien avec le MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception) initié à Aix-en-Provence, il héberge par exemple dans sa cuisine des avortements. « Sarkozy est bien mal placé pour nous donner des leçons, s’amuse-t-il. Avant 68, divorcer et se remarier était impossible. Et puis cela m’étonnerait que sa nana n’ait jamais avorté. » Le « collectif pour les droits des femmes » du « 06 » appelle à manifester, le 8 mars 2008 à Nice. Et cite « 68 » qui « a ébranlé une oppression venue du fond des âges ». Une référence pertinente pour Christel Giorgi, 28 ans, membre du Planning familial et porte-parole du collectif : « Mai 68, c’est de l’histoire proche. Cela me parle. La génération de mes parents s’est battue pour des acquis qui ne le sont peut-être plus. » Du côté des syndicalistes, représentants assermentés du monde du travail, le 40ème anniversaire ravive parfois les blessures. « En 68, la CGT a d’abord été complètement dépassée, affirme Joël Nodin, responsable régional de Sud-Rail Paca. Puis elle s’est intégrée au mouvement pour le canaliser avant de freiner des quatre fers afin que tout s’arrête. Depuis, tous les mouvements que j’ai connu ce sont déroulés comme çà. » Le cheminot n’avait que 11 ans en 68 mais était déjà dans le bain politique avec un père engagé au PSU : « Je me souviens des réunions : l’autogestion, l’utopie. C’était beau. Nos combats sont désormais plus terre à terre. »
Le vieux monde aurait-il rattrapé les camarades, épuisés de courir ? « Mai 68 a été une alerte pour la bourgeoisie française et les capitalistes et c’est pour çà que Sarkozy veut liquider l’héritage, lance Patrick Candela, PCF, dirigeant de la CGT à Nestlé Saint Menet où il s’est battu contre la fermeture de l’usine. Peut-être que le parti et le syndicat n’avaient pas complètement tort de se méfier d’un Daniel Cohn-Bendit, d’un Michel Rocard, ou d’un Bernard Kouchner lorsque l’on voit aujourd’hui leur anti-communisme virulent. » Discours que reprend à sa façon un représentant de la gauche non communiste : Benoist Magnat, « héritier et acteur de mai 68 », Vert tendance « Alter Ekolo » de Carpentras (84). À propos de ses anciens amis convertis à la réal politique, il lance : « je n’irai pas à leur mariage avec le système dominant, la soumission aux lois du marché, le retour du religieux… J’irai à leur enterrement avec un sac de graines pour que de nouvelles fleurs poussent sur leurs tombes. » Pour liquider la chienlit, va falloir un sacré paquet de désherbant !
Michel Gairaud
(1) Panique à l’Impérial Palace. Chroniques de l’agitation culturelle. 1968-1975, par Michel Carvallo. Asile éditions.
AU SOMMAIRE – Témoignages : « On a été trahi » – Liquidateurs : Un passé qui passe mal – Entretien avec Jean-Marie Guillon : « Un mythe nécessaire »