Jacques Saadé, PDG de la CMA-CGM, Marseille
Les dents de la mer
« J’ai plus d’appétit, tou-tou !, qu’un barracuda ba-ra-cou-da ! », Ah, Alexandrie, le Proche-Orient… La nostalgie m’étreint parfois. Pas trop quand même, parce que là, l’Egypte, j’ai des soucis en ce moment. Bref, je suis né au Liban, il y a presque 70 printemps de cela. Papa avait fait fortune dans le coton, mais brassait d’autres bizness, dans le maritime notamment. Je n’avais que 21 ans quand il est mort et qu’il a fallu reprendre les rênes. « Quand mon père entrait dans une pièce, il la remplissait tellement il était grand. On le vénérait » (1) Ah, papa, je te vénère toujours, moi ton vrai héritier, pas Johnny, mon cadet… Johnny, il veut me « tuer » parce qu’il n’a pas pu « tuer » papa, il était trop jeune (2). J’ai nommé mon fils Rodolphe, comme toi papa. Comme ça il continuera notre oeuvre, pour l’éternité. Dans la lutte, j’ai toujours été aidé par Gaudin. Il s’est notamment fendu d’une belle lettre au ministère des Transports en pleine bagarre judiciaire avec Johnny. Mais revenons en arrière. En 1978, c’est la guerre au Liban. Pas bon pour le bizness, alors je suis venu à Marseille. Enfin, pas bon pour le bizness quand on est là-bas. Vu d’ici, c’est pas pareil. J’ai affrété quelques bateaux, et avec les aides internationales, on a fait le « pont » maritime avec le Liban, même en naviguant à vide, les bateaux étaient rentables ! J’ai toujours su évoluer avec mon temps. Aujourd’hui, les bateaux, c’est pavillon de complaisance, marins philippins dans les soutes et état-major d’Europe de l’Est sur la passerelle. Les bienfaits de la mondialisation, je pourrais disserter des heures là-dessus. Ma position enviable, je la dois à l’éternelle amitié franco-libanaise, à la solidarité avec moi-même dont j’ai toujours su user. Grâce à Gaudin, j’ai obtenu ma naturalisation sans problème. Mais ces amitiés, ça m’a surtout servi pour mon plus beau coup, la reprise de la CGM en 1996. C’est ça qui m’a fait entre dans la cour des grands. A l’époque, avec la CMA, ma société, ça n’allait pas fort, on avait pas mal de dettes. Mais en rachetant la CGM avec 20 millions de francs, hop, on s’est retrouvé avec 800 millions de trésorerie, parce que l’Etat français avait injecté 1,3 milliard de francs juste avant. Merci qui ? Merci Rafic Hariri (oui, celui qui s’est fait dessoudé), très pote avec Chirac (merci Jacques !), et merci Bernard Pons aussi… Mais la liste serait trop longue. Depuis, je rachète à tour de bras : Delmas, en 2005, nous a fait passer du 5ème au troisième rang mondial. Ma fortune personnelle est estimée à un milliard d’euros, j’aime bien les chiffres ronds, je pointe au 38eme rang des fortunes françaises selon Challenges, une misère. Mais je ne désespère pas d’arriver au sommet. C’est mon obsession, être au top ! C’est pour ça que je vais changer de siège social : 148 mètres de haut, 100 millions d’euros, et ça sort de terre en 2008. Oui, je sais, j’en ai déjà un, « le paquebot de verre », comme les Marseillais le surnomme. Il est flambant neuf, on l’a inauguré en 2002. J’aime bien, avec son aquarium géant plein d’espèces tropicales, des requins notamment. « On les craint alors qu’il suffit de savoir faire avec eux » (3) Ah, les squales, quelle splendeur, cet instinct sûr et sans pitié du prédateur. C’est bien connu : les poissons s’adaptent à la taille du bocal. Vous les mettez dans un plus grand, et hop, ils grossissent ! C’est tout de même beau, la nature. Bref, j’ai décidé de me faire bâtir une tour moins banale, encore, plus haute, ma pyramide de Chéops à moi et mes requins ! Mais ce qui est proprement insupportable, c’est d’imaginer qu’un jour un nouveau pharaon vienne vous supplanter. Alors, Gaudin n’a pas pu me refuser mon petit caprice : j’ai soumis la réalisation de la tour à la condition que personne n’ait le droit d’en construire une plus haute que moi. De quoi révolutionner la « skyline » marseillaise, comme l’a déclaré sans rire un élu local. Ainsi, c’est moi qui ai la plus grosse pour des siècles et des siècles, amen. Côté bateaux, j’aime bien aussi le démesuré. Je me suis lancé dans le super porte-conteneurs. Plus de 300 mètres de long, cent millions d’euros la pièce. Et comme je suis quelqu’un de raffiné, je les baptise d’un nom d’opéra : Medea, Fidelio, Otello… Hé,hé, Otello, j’ai un peu pensé à mon frère en le baptisant ainsi. Vous ne suivez pas ? Un drame de la jalousie, enfin !
Paul Tergaiste